Le poète et l'anarchiste
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Le poète et l’anarchiste : du côté de la pauvreté errante à la fin du XIXe siècle
Jean-François Wagniart
p. 31-49
Résumé
La fin du XIXe
siècle lance un regard cruel sur ses pauvres, surtout quand ceux-ci sont
marginalisés. Ces « mauvais pauvres » accusés de tous les vices et de
toutes les tares trouvent chez les anarchistes et dans les marges
littéraires leurs plus fidèles soutiens. Ces derniers ne se contentent
pas de dénoncer les injustices sociales, ils prennent position pour le
rétablissement des pauvres dans leurs droits et se veulent les
porte-parole des sans-voix. En cela ils rompent non seulement avec la
pensée bourgeoise qui méprise ceux qui refusent la morale du travail
mais aussi avec toute une gauche qui, sous des habits humanistes, a
adopté les mêmes critères d’exclusion.
Plan
Texte intégral
1Sous la IIIe
République, la marginalité se construit à travers le paradigme du
mauvais pauvre incarné par la pauvreté errante : la plaie sociale où se
rejoignent les ombres de la délinquance, du juif (plaie « raciale »), de
l’antisocial, du fou et du dégénéré (plaie hygiénique mais aussi
pathologique) ou de l’anarchiste (plaie politique).
2Le
développement et la pertinence des nouveaux moyens de normalisation
montrent dans les années 1880 le pouvoir de l’idéologie d’exclusion.
Dans les représentations dominantes, tout participe de l’unité
nécessaire de la société contre les éléments perturbateurs. De fait, le
mauvais pauvre se différencie de plus en plus des classes populaires,
provoquant un sentiment de rejet généralisé. Cette partie de l’humanité
menacée fait l’unité contre elle car trop proche et peu maîtrisable. La
société engendre des monstres dont elle ne sait guérir, mais qu’il lui
faut mépriser, haïr mais aussi canaliser, réprimer et même pour les plus
dangereux d’entre eux, enfermer et détruire.
3En
prenant la défense de ces révoltés, déracinés ou victimes de la
société, les anarchistes comme les poètes et les écrivains, issus pour
la plupart des marges littéraires d’avant 1914, s’opposent à un modèle
politique et social républicain et libéral. Ils révèlent aussi, dans
leurs écrits, un autre aspect de l’identité misérable à la fois plus
réaliste et plus révolutionnaire. Mais, quel peut être l’impact de leurs
interventions dans une société où dominent largement les idées
d’exclusion ?
Le mauvais pauvre et la pauvreté errante : classe vagabonde, classe dangereuse ?
4Il est difficile d’appréhender les caractères du mauvais pauvre à la fin du XIXe
siècle tant la marginalité se caractérise par sa grande fluidité. Dans
le principe, il s’agit toujours, en continuité avec les périodes
précédentes, de séparer ceux qui méritent d’être secourus de par leur
infirmité ou leur impotence des autres qui simulent et menacent les
personnes. En fait, du moins jusqu’aux lois sociales de la première
décennie du XXe siècle, s’il existe un bon pauvre, il ne
vagabonde pas et a le comportement de l’indigent dont on n’accepte la
présence que parce qu’il est reconnu en tant que tel.
- 1 Le vagabond est défini par l’article 270 du Code Pénal comme celui qui n’a « ni domicile certain, (...)
- 2 Cf. J.-F. Wagniart, Le vagabond à la fin du XIXe siècle, troisième partie : « Pour une sociologie (...)
5Parmi
les groupes misérables reclus aux périphéries de la société, on
distingue le vagabond et le mendiant, souvent associés l’un à autre1,
le souteneur et la prostituée, également considérés comme des individus
sans aveu. Même Français, les tsiganes sont perçus comme étrangers et
comme les plus dangereux et les plus vicieux des vagabonds, accusés de
tous les maux par une presse haineuse et xénophobe. D’autres populations
sont accusées, comme les apaches, bonneteurs, joueurs des rues associés
comme les souteneurs à des « vagabonds spéciaux » par la loi de 1885.
Errants également les gens de la route, saltimbanques, colporteurs,
chanteurs ambulants mais aussi, et de loin les plus nombreux2,
des manouvriers et journaliers aux activités précaires et itinérantes.
Ces migrants souvent déracinés par les crises de la fin du XIXe
siècle cherchent souvent refuge dans les villes ou errent dans les
campagnes. Partis sur les routes dans les années 1870-1880, ils
deviennent des « chevaux de retour » sans espoir, rejoints par des
contingents toujours plus jeunes de vagabonds issus des couches
inférieures des classes laborieuses, mais aussi par des artisans des
vieux métiers du textile, du cuir ou du bois, souvent « déqualifiés ».
L’errance unifie les positions sociales par le bas.
- 3 La légende du juif errant contribue à enraciner l’idée que les juifs sont des errants et des étran (...)
- 4 J. Donzelot, La police des familles, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 120. En 1888, Charcot éno (...)
6L’image
négative de ces groupes « déviants », colportée par les textes
politiques et juridiques, révèle la véritable dimension des
représentations : la criminalité. Définie par la négation des valeurs
admises, l’errance représente une malédiction, jetant les
individus dans un univers où dominent la violence et les conceptions
pathologiques, scientistes et racistes3. Tous les visages de l’errance entrent dans le domaine de la pathologie médicale dès la première moitié du XIXe
siècle, incarnant la folie et la dégénérescence. Le vagabond devient à
la fin du siècle « le prisme à travers lequel on pourra distribuer
toutes les catégories de fous et d’anormaux »4. Projeté sur les routes par la folie, il appartient à cet « envers de la société ».
- 5 Pour F. Dubief (La question du vagabondage, 1911), 40 à 60% des vagabonds sont atteints de déséqui (...)
- 6 A. Lacassagne, Vacher l’éventreur et les crimes sadiques, A. Stock, Lyon, 1899, p. 304.
7Si
l’errant y gagne en « déresponsabilité », il devient, à défaut d’être
dangereux, un faible, un neurasthénique, un déséquilibré mental. Même le
vagabondage « volontaire » est décrit comme « une paranoïa
ambulatoire »5.
Dans tous les cas, la société n’a rien à attendre de ces parasites et
de ces dégénérés, impulsifs, excessifs, excités, déséquilibrés,
antihygiéniques. Toutes les descriptions semblent rappeler la
primitivité et l’animalité du vagabond, comme celle de la prostituée.
Pour le professeur Lacassagne, « les vagabonds recherchent les deux
satisfactions primordiales de nature animale : la faim et le plaisir
sexuel. Manger et coïter »6.
Parallèlement à l’anthropologie, et la justifiant, toute une science du
repérage continue de se développer avec les recherches
anthropométriques. Les études de la capacité crânienne, de la taille,
des critères physiques permettent de classer et de distinguer les
différents types de délinquants.
- 7 L. Rivière, Mendiants et vagabonds, op.cit., p. XI.
- 8 T. Homberg, Étude sur le vagabondage, Forestier, Paris, 1880, p. 4
- 9 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972, p. 399.
8Dans
les discours, la marge est étroite entre l’extra-social, l’asocial,
réfractaire aux lois et l’antisocial qui met en péril la société par son
agressivité criminelle. Ils conduisent à un renforcement du contrôle
social où les préoccupations des juges et des médecins se conjuguent.
Automate ambulatoire, marginal, déclassé ou anarchiste errant,
« l’individu suspect et présumé dangereux est toujours, selon L.
Rivière, le vagabond, cet être insaisissable qui a ses moeurs
particulières, son genre de vie, souvent fort opposés aux conditions
générales de notre état social »7.
À l’époque de la criminalisation maximale de l’anarchiste et du pauvre
errant, problèmes sécuritaires que les autorités mettent en parallèle,
le nomadisme libertaire est dénoncé. Les errants représentent les pires
désordres et cette contagion mortelle qui menace toute la société. Ils
sont d’autant plus nuisibles pour les juristes nourris au positivisme
qu’étant aptes au travail, ils le refusent et ne font aucun effort pour
se procurer des ressources avouables. Ces misérables appartiennent
toujours « aux classes dangereuses » ou plutôt, pour reprendre un terme
plus contemporain, à la « classe vagabonde ». D’après T. Homberg, cette
catégorie peut se caractériser comme « une classe d’individus pour
laquelle il n’est ni famille, ni travail régulier, ni domicile fixe »8.
Elle est associée à l’ensemble de la marginalité sociale, politique et
morale qui porte la folie, devenue « le stigmate d’une classe qui a
abandonné les formes de l’éthique bourgeoise »9.
- 10 La loi du 3 avril 1903 exclut le souteneur des « gens sans aveu ». Il devient passible d’une peine (...)
9C’est
cette image repoussée qui l’oppose à une pauvreté acceptable car
sédentarisée, contrôlée et assistée par les organisations
philanthropiques, mais souillée par la présence de ce groupe de
déviants. « Le vagabond criminel », soit par vice, soit par
dégénérescence, produit toute une littérature qui s’inspire de la peur
de l’étranger. Vacher, le vagabond égorgeur de bergers, est à la fois
fou et sadique, coupable et irresponsable : un monstre qui, même mort,
continue de hanter les mémoires collectives. Ces thèmes négatifs
envahissent les campagnes et l’errant se trouve alors en rupture avec
son milieu d’origine. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que, dans un but répressif, chacune des figures qui compose cette classe vagabonde soit définie par la loi dans sa pratique déviante10.
L’exclusion : un consensus politique ?
- 11 Caractérisé par « la faim lente », expression de Fourier reprise par Proudhon, La Guerre et la Pai (...)
10La IIIe République naissante encourage l’intégration des classes ouvrières, alors que la première partie du XIXe
siècle les assimile encore à des classes dangereuses aux moeurs
répugnantes, nécessitant de s’en isoler et de s’en protéger. Il faut
lutter contre « la pauvreté anormale » ou le paupérisme11.
Le capitalisme, en imposant le travail salarié comme norme sociale
déterminante, a pour conséquence de différencier le prolétaire de
l’indigent et, dans un second temps, par le biais d’une politique
sociale hésitante, ce dernier du mauvais pauvre. L’image du nomade est
négative et condamnée pour une société qui a adopté des formes de
production liées au développement de l’usine et du machinisme. Les
journaliers agricoles et ouvriers vagabonds ne peuvent plus, comme
autrefois, espérer vivre d’ouvrages réguliers, tellement le besoin réel
de cette main-d’oeuvre se réduit.
- 12 T. Homberg, Étude sur le vagabondage, Forestier, Paris, 1880, p. 7.
11Dans
cette stratégie de fixation des populations, la société s’appuie sur
les structures « canalisantes » qui permettent de fixer la population
afin qu’elle puisse intégrer par elle-même ses propres références autour
de la famille, du logement, de l’épargne et du travail stable et
régulier, paramètres indispensables à l’intégration. Le vagabondage
devient pour les dirigeants de l’époque « une violation des principes du
droit naturel qui imposent le travail à l’humanité »12.
Dans les années 1880-1890, le vagabondage et la mendicité,
« professionnalisés », préoccupent de plus en plus les hommes politiques
et les réformateurs sociaux. L’appui d’une opinion, savamment
travaillée, justifie l’action politique des Républicains qui, s’appuyant
sur l’héritage de la Révolution, partent en guerre contre celui qui a
brisé le contrat social et projettent de reléguer ces indésirables.
Leurs arguments s’imposent au Parlement avec la loi du 27 mai 1885 qui
ne se contente pas de permettre la relégation, mais favorise aussi
l’expulsion des récidivistes des villes par le biais des interdictions
de séjour. Cette politique se fait au détriment des petites villes et du
monde rural qui voient affluer les errants. Face aux insuffisances de
la loi et aux résistances de la magistrature, le gouvernement tente
d’intensifier la répression en mobilisant les cadres locaux pour
améliorer la police des campagnes et le contrôle des nomades.
12Si
l’enfermement sous toutes ses formes (prison, hôpital psychiatrique ou
encore dépôt de mendicité) sont des méthodes impropres à résoudre le
problème de la pauvreté errante, le modèle coercitif de mise au travail
des vagabonds et mendiants, dur pour les réfractaires, mais secourable
pour les infirmes, les malades et les chômeurs, en place dans les pays
du Nord et en Belgique, fait davantage rêver les réformateurs. Même si
les projets de la fin du siècle (Berry en 1894 et Cruppi en 1899)
représentent encore l’errant sous le visage de l’incorrigible, ils
croient aussi possible l’amendement du coupable. Il ne s’agit plus de se
servir du Code comme repoussoir et distributeur de peines exemplaires
mais de gérer des masses d’indigents errants qu’il faut rééduquer par le
travail.
- 13 P.A. Kropotkine, Les prisons, Bureau de la Révolte, Paris, 1890, p. 49.
- 14 Comme Magnaud, juge à Château-Thierry, dont les jugements à la fin du XIXe siècle sont considérés (...)
13Cette
distinction entre pauvres errants et ouvriers est partiellement
intériorisée par les militants de la cause ouvrière. Elle révèle un
consensus autour des normes de travail et de famille qui a gagné
jusqu’aux dirigeants de la gauche jacobine ou marxiste, et même du
mouvement anarcho-communiste13,
attentifs au bon pauvre, mais inflexibles pour le déviant. Cela
explique le manque de réaction face à une politique essentiellement
répressive. Les socialistes dans leur grande majorité ne s’intéressent
guère à ces pauvres errants par rapport auxquels ils ont une position
ambiguë : ils considèrent souvent ces derniers comme une main-d’oeuvre
sans conscience politique ni syndicale, mais, par ailleurs, ils
soutiennent « les bons juges »14.
- 15 C. Guitton, « Représentations de la pauvreté et mode de représentation des pauvres (1789-1989) » d (...)
- 16 K. Marx (Le manifeste du Parti communiste (1848), LGF, Paris, 1973, p. 19-20, Les luttes des class (...)
14Ces
préoccupations humanistes ne peuvent faire oublier que le rejet des
pauvres errants fait partie de la philosophie des principales
organisations syndicales et politiques. En s’affirmant, le syndicalisme
ouvrier et le mouvement socialiste portent sur le sous-prolétariat un
jugement hostile. S’ils se prononcent pour le droit à l’assistance de
ceux qui ne sont pas aptes au travail, le vagabond ou le mendiant valide
reste le transgresseur « qui n’a pas de place dans le schéma
républicain de la solidarité »15.
Les adhérents de ce syndicalisme naissant sont éloignés et même
s’opposent souvent aux ouvriers non qualifiés, nomades ou trimardeurs
dans lesquels ils voient souvent l’ « armée de réserve du capital »16.
En liant cette marginalité sociale au système capitaliste, les
socialistes en décrètent la disparition brutale en cas d’avènement de la
révolution.
- 17 Pour M. Perrot (« Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXe siècle » dans Annales-E.S (...)
15Cette
unité apparente ne justifie pas forcément les mêmes remèdes : les
républicains de gauche et les socialistes insistent sur la nécessité de
progrès, d’aide aux plus démunis et d’instauration de lois sociales,
mais le mouvement ouvrier dans sa majorité avalise ce processus de
division, de cloisonnement, en repoussant ses propres marges.
Conservateurs et socialistes se retrouvent d’accord pour rejeter
l’absence de moralité et de conscience de « l’anti-ouvrier »17.
Les anarchistes, réfractaires de l’exclusion
- 18 P. Delesalle, Les deux méthodes du syndicalisme, Paris, 1903, p. 19.
16Mais
tous ne réagissent pas ainsi. Des libertaires et certains militants de
l’extrême gauche socialiste ne considèrent pas le travailleur migrant et
non qualifié comme un membre extérieur et opposé aux classes
populaires. Ils dénoncent violemment comme P. Delesalle cette forme de
syndicalisme qui a pour but de « créer une aristocratie syndicale, un
prolétariat privilégié de métier en antagonisme avec l’armée des sans
travail, des sans métier, qui augmente chaque jour ». Le résultat de
cette démarche syndicale est de « diviser ainsi le prolétariat en deux
au profit de la bourgeoisie et, par ce moyen, prolonger la société
capitaliste ; en un mot faire œuvre antisocialiste,
antirévolutionnaire ». Le but du syndicalisme révolutionnaire, selon
Delesalle, en désaccord sur ce point avec la majorité de ses camarades,
est non seulement de s’opposer au capitalisme, mais il ne doit pas aussi
oublier de « préparer l’union de toutes les forces ouvrières, sans
distinction, contre la classe bourgeoise toute entière »18.
Les libertaires condamnent toutes les tendances qu’ils croient déceler
chez les socialistes ou les syndicalistes tendant à diviser ou à opposer
les ouvriers occupés et organisés aux sans-travail, trimardeurs et
vagabonds.
- 19 A. Régnard (De la suppression des délits de vagabondage et de mendicité, 1898), ancien responsable (...)
- 20 S. Faure, Propos subversifs, Les amis de Sébastien Faure, Paris, s.d., p. 61.
17Pour
les libertaires, la priorité n’est pas à la critique économique du
capitalisme mais aux institutions étatiques créées par la bourgeoisie
qui servent à contrôler, à exploiter ou à réprimer les pauvres (J.
Grave, La société mourante et l’anarchie, 1893). Ils se prononcent clairement pour la disparition des délits sociaux comme le vagabondage et la mendicité19.
Partisans d’une disparition totale des prisons, ils répètent
inlassablement que c’est l’ensemble du système étatique, par essence
destructeur des individus, qu’il faut mettre à bas. Car non seulement la
police et la justice sont corrompues par les hommes qui l’exercent et
par la mission qu’on leur donne mais « la charité officielle ou
officieuse » intervient pour compléter le système de contrôle et
d’oppression. Pour S. Faure, les gouvernements de la IIIe République ont formé « la Confédération du vol, du mensonge et de la violence »20.
- 21 A. Libertad, Le travail antisocial et les mouvements utiles, Éditions de l’Anarchie, Paris, 1909, (...)
18Mais
le point le plus original de cette critique, c’est l’attaque contre
l’organisation du travail qui épuise les forces des prolétaires tout en
ne leur permettant pas de vivre décemment. Le travail dans les usines
est assimilé par les anarchistes à une forme moderne d’esclavage. Selon
Libertad, on ne peut reprocher son oisiveté au vagabond, en faire un
parasite qu’il faut pourchasser alors qu’il ne fait qu’essayer
d’échapper à cette nouvelle servitude et à cet abrutissement que
représente le machinisme. En tant que libertaire, il rejette le
salariat, symbole de l‘exploitation des ouvriers par le patronat et
l’État complice, et affirme que le vagabond n’est pas un poids aussi
lourd que veulent l’affirmer certains libéraux. Le véritable oisif,
celui qui pèse sur la société, c’est bien le capitaliste « qui produit
peu ou prou [et] consomme beaucoup »21.
Les anarchistes nient non seulement le droit de l’État à punir le
vagabond, mais ils proclament aussi, haut et fort, le droit des démunis à
mendier et à vagabonder.
19Les
seuls reproches que les révolutionnaires font aux vagabonds, aux
mendiants et au sous-prolétariat pour lequel ils veulent se battre,
c’est l’apathie, la résignation face à leurs tristes destinées. Elle est
dénoncée aussi bien par les anarchistes que par J. Vallès. Cette
critique s’efface pourtant devant l’abnégation, la douleur et surtout la
non-violence d’une population qui n’arrive même pas à haïr cette
société qui la repousse.
20Pour
construire une société plus égalitaire, respectant la liberté et les
droits des pauvres, les anarchistes croient en la révolution car
réformer le système, comme le propose la majorité de la gauche, ne
ferait que perpétuer l’oppression capitaliste sous des formes adoucies.
Défenseurs des illégalismes populaires et du droit des pauvres, ils
résistent pratiquement seuls à cette exclusion qu’ils ressentent comme
un déchirement de la classe ouvrière.
Anarchisme et littérature : l’expérience du trimard
- 22 A. Pessin, La rêverie anarchiste, Librairie des méridiens, Paris, 1982, p. 79-80.
21Pour
les anarchistes, la situation d’errance n’est pas déconsidérée, au
contraire elle apparaît même nécessaire et devient un genre de vie à la
fois subversif et constructif. C’est sans doute pour cette raison que
l’expérience du trimard est communément appréciée par les marges
littéraires d’avant 1914 et les anarchistes. Comme le note A. Pessin :
« Le trimard définit un type d’homme, en l’occurrence du type
d’anarchiste complet. La vie au grand air, la liberté de diriger ses pas
où bon lui semble, ce qui signifie aussi la rupture avec l’assignation
sociale, à une fonction et une existence prédéterminées, l’égarement
dans le monde et la société sont des attraits non négligeables »22. « Le sédentarisme, voilà l’ennemi » écrit Basalmo dans Le Libertaire du 16-23 juin 1907. Le nomadisme devient alors stratégie révolutionnaire.
- 23 Cf. C. Coquio, « Politique et poétique du trimard à la fin du XIXe siècle. Georges Bonnamour et Mé (...)
- 24 A. Pessin, La rêverie anarchiste, op. cit., p. 80.
22Le
vagabond révolté suscite l’engouement de la littérature libertaire.
Certains espèrent dans une révolte des misérables et voient dans le
vagabond un nouveau prophète de la Révolution. Guillaume, le personnage
de Similitudes (1895) de Retté, est l’archétype du héros
anarchiste, trimardeur et poète, qui pousse les paysans au soulèvement
et dénonce les socialistes avides de pouvoir. Arrêté, il est confié à un
médecin aliéniste avant d’être assassiné. Les notables sont rassurés
car les forces de l’ordre préparent une déportation massive des ouvriers
sans-travail, sans aveu et sans papier. Dans le roman Le trimardeur (1894), George Bonnamour exprime cette rencontre entre l’écriture naturaliste et l’idée libertaire23.
Le miséreux Jean Fau erre avant de rejoindre les milieux anarchistes et
de devenir terroriste. C’est « un savant à sa manière, il réalise la
science pragmatique de l’anarchie, science de la solidarité humaine, de
l’entraide et de la fraternité, qu’en esquissant entre libertaires, il
souhaite propager au monde entier »24.
- 25 Sur le Trimard, organe de revendication des sans-travail puis Le Trimard, organe de revendication (...)
- 26 Wolfgang Asholt, « Anarchisme et sans-travaillisme, la pensée politique de Mécislas Golberg, 1869- (...)
- 27 « Il arrive aussi que cette “lie” comme disent éloquemment Marx et Engels, contrecarre les projets (...)
23Le journal Le Trimard25
est une expérience unique pour faire connaître les revendications du
sous-prolétariat dans un esprit de conquête de la dignité et
d’affirmation sociale. Dès le premier numéro, Mécislas Golberg,
principal rédacteur du Trimard, définit ceux qu’ils souhaitent
combattre : « Nous nous opposons contre tous ceux, qui sous la forme
générale de résolution du conflit entre le travail et le capital,
veulent la réalisation d’une forme économique vécue, représentée par la
population autoritaire et rétrograde du prolétariat professionnel,
syndiqué et organisé par le métier, au prix de l’esclavage du
prolétariat libertaire et sans profession, attaché à la production
machiniste, et créeront ainsi une forme nouvelle de l’exploitation du
travail fécond par le travail pauvre » (« Nous », Sur le Trimard, n°1 juillet 1895, repris dans le n°1 du Trimard
de mars 1897). Pour lui, le gueux est l’avenir et l’avant-garde de la
classe ouvrière, avec face à lui deux ennemis redoutables : la
bourgeoisie et le prolétariat professionnel organisé dans le socialisme
collectiviste et dans le syndicalisme26.
Il s’oppose ainsi à la conception socialiste qui privilégie le
prolétariat comme moteur de l’histoire au détriment du sous-prolétariat
« renégat »27,
aux syndicalistes « bourreaux de vos frères les sans-travail » et à
leur morale du travail. « L’ennemi du gueux est le socialiste, cet
aristocrate du prolétariat » écrit Goldberg dans Le Trimard (15 mai 1897).
24Le Trimard
se méfie particulièrement de tous les palliatifs (organisations
politiques, syndicales ou coopératives, œuvres d’assistance, lois
sociales) qui peuvent arrêter ou « retarder l’heure des destructions
nécessaires », d’où son opposition à la journée de huit heures : « Vos
huit heures sont les aboutissants du capitalisme machiniste, comme le
sont la prostitution, la justice et le suicide » (Le Trimard,
n°6, « les Huit », 15 mai 1897). « Ils ont droit à tout » et ils
réclament « la main mise sur la valeur créée par le chômage » (Le Trimard,
n°4, février 1898) estimant que le capitalisme crée volontairement, à
cette étape de son développement, une multiplication des sans-travail et
des travailleurs intermittents. Non seulement la démarche est
anti-étatique et anti-socialiste, mais elle est aussi unificatrice en
appelant « les trimardeurs de toute forme » à se rassembler.
- 28 M. Bakounine, Écrits contre Marx, Archives Bakounine, T. 2, p. 17, cité par W. Asholt, Anarchisme (...)
25L’idéologie du Trimard,
définie par Golberg, se distingue donc de la pensée anarchiste
proudhonienne et surtout du syndicalisme révolutionnaire, auquel elle
reproche de s’intéresser trop au prolétariat traditionnel au détriment
des sans-travail. En cherchant à faire partir les revendications
politiques de cette « masse noire, la masse des sans-travail et des
affamés » (E. Girault, « Les sans-travail », Le Libertaire, 3-9 juin 1897), il reste proche de certains anarchistes, comme ceux du Libertaire, avec qui il partage une position anti-syndicale et « pro-marginaliste », dans la tradition de Bakounine qui fait du lumpenproletariat « la fleur du prolétariat » portant « tous les germes du socialisme de l’avenir. »28
Pourtant, il se sépare également de ce groupe par son refus d’idéaliser
les gueux, trop résignés et fatalistes pour émettre une quelconque
revendication, et par sa vision progressiste du capitalisme comme
accélérateur de l’histoire.
26L’expérience du Trimard
est à la fois modeste et politiquement très minoritaire, mais elle
révèle l’esprit de résistance face au consensus d’exclusion de l’époque.
Si le destin du trimardeur est pour un temps scellé en tant que
représentant d’un groupe condamné à disparaître sous les coups du
salariat, il incarne cette misère avide de changement et l’homme
révolutionnaire appelé à se multiplier, comme le constate le gardien
Jacques Errant, le héros de Mirbeau dans La vache tachetée. Il symbolise à lui seul toute une humanité pour laquelle l’écrivain libertaire éprouve un attachement vital et désespéré.
Une littérature engagée aux côtés des exclus : une contre-culture populaire
- 29 « Étrangers aux misérables », comme l’écrit G. Bataille à propos de Zola. Cf. Y. Pagès, Les fictio (...)
27Face
aux représentations négatives des partisans de la répression ou du
contrôle social, l’étude des sources littéraires s’avère fondamentale
pour comprendre la condition des plus démunis à la fin du XIXe
siècle. L’implication de ces « intellectuels » apparaît d’autant plus
forte que la pauvreté et l’errance semblent les concerner
personnellement. Réfractaires, ils développent une contre-culture autour
de la pauvreté, dans laquelle ils tentent d’intégrer leurs principes
révolutionnaires et poétiques. À l’opposé de la littérature
« bourgeoise » ou réactionnaire29, la littérature populaire du XIXe
offre, au moins jusqu’à la fin des années 1870, une galerie de
personnages traditionnels de bons vagabonds et de grands gueuxcondamnés
injustement à l’errance(Guillaume le réfractaire, 1876, de Venet ou Le Plus hardi des gueux,
1878, d’Assolant), porteurs de valeurs comme le courage, la liberté et
la justice. Cette littérature participe à l’édification d’une légende
dorée des gueux, poursuivie à la fin du siècle par des poètes comme
Schwob ou Fourès (La Gueuserie : coureurs de grands chemins et batteurs de pavé, 1889). Les « poètes des pauvres » (Richepin, Bruant et Rictus), selon l’expression de Magne (« Les poètes des pauvres », Mercure de France,
juin 1901), construisent leur œuvre autour de la misère, de l’errance,
et prennent la défense de ceux qui les vivent en leur donnant la parole.
En 1876, la publication La Chanson des gueux vaut à Richepin
un mois en prison car il a défendu les misérables et affirmé leur droit
aux plaisirs. On tente encore, par le biais de la censure, d’imposer le
« silence aux pauvres » (Richepin, La Tribune, 28 août 1876).
28L’oeuvre
de Bruant, ses textes et ses refrains, imprégnés d’un anarchisme
simple, transmettent la voix des malheureux. Le poète sait populariser
l’image du “bon cheminot”. Mais Rictus va plus loin dans cette
connaissance de la souffranceen écrivant en 1894 son premier poème en
langue populaire, « L’Hiver » (Les Soliloques du pauvre, 1897).
Rictus, qui a connu l’errance, les privations et le froid, se fait
témoin privilégié des sentiments et des blessures d’un peuple sacrifié,
aux moeurs et au langage méprisés, dont il essaie d’exprimer les
plaintes mais aussi les plaisirs dans la lignée de Richepin. Avec
Mirbeau et Vallès, il a en commun l’âpreté du regard, la critique
sociale mêlée d’ironie quand il évoque le fatalisme de ses héros qui
n’ont pas les moyens ni la force de se révolter. Le pauvre errant des Soliloques promène son regard noir sur une société uniquement faite par et pour les riches.
- 30 Jusque dans les années 1880 prédomine l’idée républicaine et progressiste que l’on retrouve dans l (...)
- 31 Dans Le Cri du Peuple du 30 janvier 1887, Séverine, en écho à Vallès qui écrit 27 janvier 1884 : « (...)
29Dans
les années 1890, les œuvres de Bruant et de Rictus rejoignent le
travail de nombreux écrivains qui critiquent le régime républicain, jugé
trop timoré sur le plan social30,
et se rapprochent du mouvement libertaire qui leur permet mieux
d’exprimer leur révolte et leurs aspirations. Ils sont comme Séverine,
Vallès ou Mirbeau avec le peuple, quoi qu’il arrive31.
L’innocent, le rejeté et le révolté
30Comment
un être innocent peut-il être traqué sans ressentir une révolte
salutaire contre cette société ? Souvent réaliste, cette littérature
s’interroge sur la place de l’homme face aux métamorphoses de la société
industrielle et aux conséquences de ces changements. Elle investit les
combats de son temps en mettant en scène de véritables personnages
d’errants : victimes de la crise et du déracinement, étrangers au pays,
agitateurs menaçants pour la société.
- 32 O. Mirbeau, « Le petit mendiant », dans Contes cruels, Séguier, Presses Universitaires du Mirail, (...)
- 33 Contes et nouvelles, Gallimard, Paris, 1979, II, p. 865.
- 34 O. Mirbeau, « Les millions de Jean Loqueteux », dans Le Journal, 26 décembre 1897, et « Le portefe (...)
- 35 O. Mirbeau, « Paysages de foule », dans La Pipe de cidre, Flammarion, Paris, 1919, p. 179-180.
- 36 G. Couté, La chanson d’un gâs qu’a mal tourné, Éd. E. Rey, Paris, 1928, p. 99-101.
31Pour
l’écrivain critique, l’innocence du misérable, proche de la nature, de
l’enfant, du « bon sauvage » dans la tradition rousseauiste, s’oppose à
la culpabilité et à l’agressivité du monde moderne. Ainsi, pour Mirbeau,
l’enfant vagabond indocile et réfractaire à une éducation faite de
préjugés et d’interdits, est beaucoup plus proche que les autres hommes
du monde naturel et animal32. La vache de Maupassant dans « Le vagabond », Dingo (1913),
le chien antimilitariste et anarchiste de Mirbeau, développent un
véritable sens de l’humanité. Le dernier moment heureux de Randel, « le
vagabond » de Maupassant, il le trouve en buvant de l’eau-de-vie, en
chantant et s’amusant comme un enfant33.
C’est la dernière image du bonheur avant le déferlement de la violence
sexuelle (le viol de la servante par Randel) et étatique (la mise hors
d’état de nuire du vagabond). Il ne peut survivre qu’en commettant
l’irréparable, le projetant dans un enfer peuplé de lois servies par des
exécutants dociles et volontaires qui les appliquent à la lettre. Même
Jean Loqueteux ou de Jean Guenille, bel exemple de héros positif dans
l’oeuvre de Mirbeau, est floué de ses mérites civiques parce que
vagabond34.
Dans « Paysage de foule », les deux personnages ont la particularité
d’appartenir à des groupes honnis. La foule et la police réclament
l’arrestation d’un mendiant qui a ramassé le sac d’une femme juive. En
protestant en sa faveur et le sauvant de la foule haineuse, la colère se
retourne contre elle35.
La haine du pauvre et la haine du juif procèdent, selon Mirbeau, de la
même peur de l’autre, de la même volonté de se venger sur un groupe des
frustrations qu’imposent un système et un État. Coupable également, le
rural victime de l’exploitation économique obligé d’aller en ville, où
on lui fait miroiter une vie facile. Face à l’échec, il n’a plus de
solution de repli. Il est à nouveau seul et abandonné à l’image des
« gâs » de Gaston Couté, partis à Paris36.
Proches des anarchistes plus que de la tradition anti-moderniste et
anti-citadine, Couté et Mirbeau dénoncent le pouvoir de l’argent et la
cupidité d’un système qui profitent de l’innocence des gens de peu.
- 37 “Le gueux” dans Contes et nouvelles, Gallimard, Paris, 1974, 1, p. 1229-1230.
- 38 Idem, p. 405.
32Même la mort de l’errant passe inaperçue. Ce qui frappe Richepin (La Chanson des gueux) comme Mirbeau (« Sur la route », La vache tachetée,
1921), c’est que l’on meurt anonymement à côté de ceux qui ont chaud.
Le « gueux » de Maupassant, mendiant et infirme, n’est déjà plus un être
humain et seulement un être encombrant. Les gendarmes le rouent de
coups, puis l’enferment. Il devient une chose que l’on manipule, que
l’on l’oublie et qui s’efface : « Quand on vint pour l’interroger au
petit matin, on le trouva mort sur le sol. Quelle surprise ! »37.
La fin de « L’Aveugle » montre également cette incommensurable bêtise
humaine qui fait réagir le narrateur, lui inspirant « un souvenir triste
et une pensée mélancolique vers le gueux, si déshérité dans la vie que
son horrible mort fut un soulagement pour tous ceux qui l’avaient
connu »38. En poussant à bout les êtres sans défenses, la société aliène les misérables et les mène à leur propre perte.
- 39 G. de Maupassant, « Le vagabond », Contes et nouvelles, II, p. 858.
- 40 A. Retté, « Un vagabond chante » (1899), dans L’Almanach du père peinard, SPAG-Papyrus, Paris, 198 (...)
33Face
à la cruauté d’un système, ces auteurs voient dans le pauvre errant ce
potentiel pur de révolte, et ils cherchent les mots les plus simples
pour la retranscrire. Elle peut prendre la forme de la revendication
fondamentale de Randel : « J’ai le droit de vivre, puisque je respire,
puisque l’air est à tout le monde. Alors, donc, on n’a pas le droit de
me laisser sans pain »39 ou celle directement plus menaçante d’une vengeance populaire : la revanche de la « canaille »40.
L’État, voilà l’ennemi !
- 41 O. Mirbeau, « Les mémoires de mon ami », dans Chez l’illustre écrivain, Flammarion, Paris, 1920, p (...)
34La
situation faite à la pauvreté est bien le symbole de l’oppression
généralisée. Vallès et Mirbeau critiquent les institutions étatiques et
la trahison des hommes politiques, même les plus progressistes, qui
aspirent à gouverner l’État, solidaires avec les possédants et ignorant
les réalités du peuple condamné à la misère. Pour Mirbeau, l’État est le
plus grand criminel « qui opprime, qui étouffe et qui écrase
l’individu » (Le Gaulois, 25 février 1894) et tant qu’il
existera, le vagabondage et la mendicité seront réprimés. La police et
la justice participent à la criminalisation des classes populaires et ne
représentent que l’intérêt d’une caste. Vallès excelle aussi dans la
dénonciation des rafles de pauvres et de miséreux et des crimes de la
préfecture de Police, institution qui menace en permanence les libertés
publiques. La société crée ainsi ses propres monstres, qui servent de
boucs émissaires et de victimes expiatoires en temps de crise. Le crime,
c’est d’être pauvre : la société «veut des misérables, parce qu’il lui
faut des criminels pour étayer sa domination, pour organiser son
exploitation ! »41.
- 42 O. Mirbeau, « La folle », dans La Vache tachetée, Flammarion, Paris, 1921, p. 137-144. A. France, (...)
35À
côté des institutions classiques de la répression, Mirbeau critique
également cette science qui prétend enfermer la pauvreté dans la démence
et qui se vend ainsi aux plus puissants, justifiant les théories
morales les plus réactionnaires et imposant sa dictature42.
Cette nouvelle traque, plus hypocrite, correspond au même sentiment
d’exclusion envers ceux qui dérangent, qu’ils soient misérables,
libertaires ou encore juifs. Vallès, interné par son père à cause de ses
activités anti-bonapartistes, sait que tous les moyens sont bons pour
se débarrasser des indésirables.
- 43 P. Verlaine, « Grotesques », dans Oeuvres poétiques, édition Garnier frères, Paris, 1969, p. 34-35 (...)
36L’écrivain
forme ses propres arguments critiques contre l’idéologie associant
l’errant au criminel ou au parasite. Il associe cet ordre social et
moral à une nouvelle religion. Verlaine ne s’y trompe pas et présente
les vagabonds comme des hérétiques dangereux. G. Nouveau, lui-même
arrêté pour vagabondage, dénonce ce pouvoir d’État qu’il associe au
système républicain43.
Ces réfractaires de la plume haïssent par-dessus tout ces milieux
feutrés où règnent les maîtres du mensonge et ces institutions créées
pour enfermer les déviants. Ils jugent l’incapacité de la société à
produire autre chose que de la répression et des inégalités. Ils se
sentent proches des vagabonds et justifient leurs attaques contre un
monde qui ne comprend pas et élimine cette altérité sociale au nom d’une
conception de l’unité et de la justice propre au développement de
l’État républicain libéral qu’ils abhorrent.
- 44 A. Pessin, La rêverie anarchiste, op. cit., p. 80 et J.-C. Beaune, Le vagabond et la machine, Cham (...)
37Mais
au-delà de ces critiques radicales, l’errance n’est jamais
déconsidérée, vue comme un vice, une dépravation. Au contraire, elle
apparaît même nécessaire à leurs aspirations littéraires. Ils y voient
un genre de vie à la fois subversif et constructif, une manière
d’exister autrement dans une société étatisée et policée. Ils rejoignent
les anarchistes dans leur vision d’un vagabondage politique et poétique44.
De l’amour du pauvre et de la fraternité
- 45 Chez Saint Labre (1748-1783), la pauvreté et l’errance prennent chez lui une « valeur pénitentiell (...)
- 46 G. Bernanos, « Dans l’amitié de L. Bloy », dans L. Estang, Présence de Bernanos, Plon, Paris, 1947 (...)
- 47 J. Rictus, « Le Revenant », dans Les soliloques du pauvre, Sevin et Rey, Paris, 1903, p. 146.
38Révolutionnaires,
ces écrivains professent une tendresse particulière pour le peuple des
miséreux, mendiants et vagabonds. Au-delà de l’engagement idéologique,
ils restent attachés à un christianisme primitif, bienveillant pour les
pauvres, dans la lignée des ordres mendiants, qui prônent un genre de
vie rigoureux, axé sur l’humilité et le refus de toute sécurité vaine,
une religion de l’amour opposée à l’institution ecclésiastique. Pour les
écrivains ultra catholiques comme L. Bloy et G. Nouveau (Humilis), il faut donc condamner et fuir le monde moderne coupé de Dieu jusqu’à choisir de devenir mendicus et pauper, « l’abandonné » parmi les abandonnés pour L. Bloy, qui suit la voie tracée par Saint Labre, le saint des pauvres45.
Bloy, Nouveau et Bernanos incarnent cette tradition religieuse qui part
de la différenciation entre le pauvre, proche de Dieu, et le misérable
qui « ne peut plus que porter témoignage que de l’effroyable injustice
qui lui est faite »46.
Paradoxalement, ces écrivains, qui rejettent les institutions
religieuses comme le monde moderne et dénoncent les lieux pour enfermer
les misérables, sont finalement très proches des idées libertaires. Dans
L'abbé Jules (1888), Mirbeau, comme d’autres intellectuels
progressistes (Séverine, Pouget, Retté), montre son attachement à cette
religion primitive des pauvres, trahie par le catholicisme. Le retour du
Christ sonne comme la revanche des principes bafoués du christianisme47.
Toujours trahi, son combat paraît encore voué à l’échec et mène à la
Passion. C’est le sort de tous les défenseurs des pauvres.
- 48 A. France, Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables (1904), Calmann-Lé (...)
39Mais
si les auteurs chrétiens voient dans la charité un soulagement à la
souffrance, les libertaires la condamnent, car elle humilie le pauvre et
joue le rôle de soupape de sécurité d’un monde capitaliste malade. Pour
Mirbeau, comme pour France, la propagande charitable et ses fêtes
« font croire aux gens qu’ils sont très bons alors qu’ils ne sont pas
bons du tout, qu’ils font du bien alors qu’ils ne font pas du bien,
qu’il leur est facile d’être bienfaisant, alors que c’est la chose la
plus difficile au monde »48.
- 49 J. Vallès, Les réfractaires, op. cit., p. 24-25.
- 50 P. Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Société Octave Mirbeau-Presses de l’Université d’Anger (...)
40Cet attachement, cet amour du pauvre, relève aussi de raisons plus affectives et psychologiques. Ne sont-ils pas des irréguliers, des réfractaires49, des êtres de douleur qui se condamnent à vivre à part ? Dès son premier roman, Le Calvaire
(1886), Mirbeau pense que l’errance pourrait le sauver, mais avec la
maturité il comprend que toute fuite est une illusion. Dans Les vingt-et-un jours d’un neurasthénique (1901),
l’écrivain est hanté par l’omniprésence de la folie et de la mort. Ce
sentiment ne le quitte pas, il frôle la déraison et ne s’en extirpe que
par un sursaut de révolte, de lucidité désespérée50.
Comme pour Maupassant, l’influence déterminante de Schopenhauer est
visible : « Tout n’est qu’un effort douloureux vers les chimères
décevantes ». Il lui faut sans cesse mobiliser toute son énergie pour
retourner vers les hommes dont il aime les qualités de solidarité autant
qu’il déteste l’égoïsme et la lâcheté.
- 51 Dans l’œuvre de Vallès (Le Bachelier, LGF, Paris, 1972, chap. IV, p.40-41 et chap. XXVIII, p. 321- (...)
- 52 L. Bloy, Exégèse des lieux communs, U. G. E., Paris, 1983, p. 249-250.
- 53 M. Stirner, L’unique et sa propriété (1844), Stock, Paris, 1978, p. 153-154.
41Les
gueux de la pensée, tels qu’ils se perçoivent, font partie des
« trimardeurs de toute forme » selon l’expression de Goldberg.
L’écrivain a donc un frère avec lequel il partage beaucoup. Vallès est
longtemps considéré comme un homme n’ayant pas « d’état ». C’est par le
pauvre (« le pauvrisme ») qu’il se voit et voit le monde51. C’est aussi, à sa façon, le cas de Bloy qui recherche désespérément son « cher frère» vagabond52.
Lorsque ces écrivains « marginalisés » décrivent les pauvres, ils
réagissent dans leur chair et ressentent leurs humiliations, leurs
blessures, qui les renvoient à leur propre sensation de malaise,
d’exclusion et de souffrance existentielle. Le dégoût engendre chez eux
la révolte, mais aussi la mélancolie. Maupassant, Mirbeau, Verlaine,
Rimbaud, Retté et Nouveau se sentent eux-mêmes poussés par le besoin
irrésistible de partir, de tout quitter. Ce sont des vagabonds, tels que
les définit l’anarchiste individualiste Stirner, qui rentrent dans
cette « classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les
prolétaires, et quand ils laissent soupçonner leur manque de domicile
moral, on les appelle des « brouillons », des « têtes chaudes » et des
« exaltés »53.
42Cette
errance littéraire et politique dépasse le cadre réducteur du
vagabondage au sens pénal. L’errance en tant que refus des normes
sédentaires n’est-elle pas une solution à la passivité qui tétanise ces
écrivains ? N’est-elle pas ainsi l’affirmation de la liberté, un moyen
d’abolir les frontières ?
Pour le peuple uni
- 54 C.-L. Philippe, « Être pauvre », dans Chroniques du Canard sauvage (1903), Gallimard, Paris, 1980, (...)
43Pour
les écrivains critiques, mystiques ou révolutionnaires, pauvres et
vagabonds se croisent, se mélangent et s’associent aux rejetés, aux
réfractaires et aux innocents (les enfants, les infirmes, les simples
d’esprit), à tous ceux qui souffrent et font l’expérience de
l’exclusion. Ils développent, en réaction à cette idéologie du rejet,
l’idée d’un peuple uni par la souffrance, les privations et
l’exploitation économique. Chez Philippe, écrivain pauvre qui s’engage
dans une lutte pour l’expression des plus humbles, on retrouve ces
thèmes de la vérité des pauvres et de la fidélité à son milieu
d’origine. Il s’agit toujours pour lui de rétablir le pauvre dans son
droit social sans abolir l’aspiration spirituelle à la pauvreté54.
44Si
ces écrivains des marges peuvent apparaître comme « réactionnaires »
aux yeux de certains libéraux ou socialistes quand ils se déclarent
hostiles aux progrès symbolisés par le développement du positivisme et
de l’industrie, ils ne se contentent pas d’une glorification de
l’errance ou d’une mystification de la pauvreté. En redonnant de la vie à
ces visages volontairement effacés, leurs écrits deviennent une
revanche des sans espoir sur l’Histoire.
- 55 M. C. Bancquart, « Jules Vallès et le peuple », dans Romantisme, 1975, n°9, p. 124.
- 56 J. Vallès, Le tableau de Paris, op. cit., p. 354-358.
45Lutter
contre ce rejet, cette exclusion d’une partie des classes populaires,
apparaît à l’écrivain critique comme une seconde religion. Tout en
voulant rompre avec l’idéalisation du pauvre, Vallès, Mirbeau, Philippe,
rejoignent la littérature populaire d’inspiration libertaire (de Bruant
notamment) en insistant sur la solidarité qui unit ou devrait unir les
malheureux. Vallès aspire, dès son engagement dans la Commune, à un
front révolutionnaire qui rassemblerait les déclassés, les
petits-bourgeois, les paysans désillusionnés et les ouvriers. On
retrouve cet engagement dans sa sympathie pour les marginaux qui sont
pourchassés et exclus des villes. Celui que M.-C. Bancquart décrit comme
un éternel défenseur « de l’imaginaire communion de Paris »55
n’accepte pas l’exclusion des fous, des saltimbanques, des misérables
et des désespérés dont il se sent, lui le vieux proscrit, solidaire.
C’est parce qu’ils sont réfractaires qu’ils tomberont sous le coup des
nouvelles lois sur les récidivistes, qui annoncent l’expulsion du monde
de la bohème des villes dont il a été longtemps l’âme. C’est, écrit-il,
« le calcul des agglomérations dorées »56.
Suivant la tradition hugolienne, Vallès ne veut pas diviser le peuple
entre classes laborieuses et classes dangereuses. Dans ce sens, les
anarchistes comme Golberg s’inscrivent dans cette tradition quand ils
cherchent à unir les gueux de la pensée et les trimardeurs, contre la
bourgeoisie libérale et le socialisme collectiviste.
46Dans
sa lutte, l’écrivain n’est pas au service d’un parti ou d’une
idéologie, mais au service de principes. Pour l’auteur libertaire, la
seule révolution qui compte, sans aucun doute la plus difficile, est
celle des esprits et de la lutte contre les préjugés sociaux à l’origine
des ségrégations et des exclusions sociales. Servir un peuple opprimé
n’est pas se mettre au service d’une classe, mais se projeter dans un
monde enfin solidaire et fraternel.
Un combat pour la dignité
47Dans la société de la fin du XIXe
siècle, des anarchistes et des écrivains prennent fait et cause pour
les errants, entreprenant même une déconstruction des représentations
dominantes et une (re)valorisation de la pauvreté. Ils se servent de la
répression imposée à la pauvreté errante comme une arme contre l’ordre
social. Comme les anarchistes, avec qui ils partagent nombre
d’engagements sans adhérer forcément à toutes leurs idées, les écrivains
des marges littéraires reprennent le mythe du héros solitaire en lutte
pour une société plus juste. Engagés, ils se veulent les représentants
de cette culture populaire singulière, de cet imaginaire qui fait de
l’errant une figure authentique de l’illégalisme. Cette
identité révolutionnaire et littéraire des misérables rompt avec les
normes bourgeoises prônant la sédentarité, le fatalisme et l’indigence
docile, cachée. Le pauvre errant devient à la fois un espoir pour
l’avenir, un défi à l’ordre existant et un symbole de la résistance au
système capitaliste libéral, mais aussi à un socialisme qui n’a que
mépris pour les déclassés.
- 57 G. de Maupassant, « Le gueux », op.cit., 1, p. 1229.
- 58 J.-F. Wagniart, « À la recherche de la parole errante », dansRevue d'Histoire du XIXe siècle, n°20 (...)
- 59 C. Péguy, « De Jean Coste », dans Les cahiers de la quinzaine, second semestre 1902, p. 38.
48Anarchistes
et écrivains révolutionnaires veulent redonner la parole à celui que
l’on a bâillonné, qui ne peut même plus parler, comme le gueux de
Maupassant qui « avait à peu près perdu l’usage de sa langue » et dont
la « pensée aussi était trop confuse pour se formuler par des paroles »57, rendre la parole à celui qui est le grand exclu de l’Histoire qui se fait non seulement sans lui mais aussi contre lui58.
Ces militants de la lutte contre l’exclusion s’attellent à cette tâche
révolutionnaire de « sauver de la misère tous les misérables »59.
49Ces
résistances politiques et ce contre-feu littéraire n’ont eu que peu
d’impact jusqu’à la fin des années 1890. Elles n’empêchent pas les
gouvernements républicains, avec l’appui d’une forte partie de
l’opinion, de pratiquer une politique répressive. Peu d’écrivains ont
soutenu la « racaille » de la Commune et peu se mobilisent pour
Richepin, condamné pour son apologie des gueux. Ils sont également rares
à s’élever contre la loi de relégation de 1885. À la fin des années
1890, la situation évolue : l’intervention massive des intellectuels
pour Dreyfus accompagne le soutien apporté par les écrivains
progressistes et libertaires au bon juge Magnaud. L’idée selon laquelle
le vagabond n’est ni forcément un délinquant, ni forcément un criminel,
s’impose chez de plus en plus de réformateurs comme contrepoids à la
réalité répressive.
50En
cette fin de siècle, l’arrivée au pouvoir des radicaux permet le vote
des premières grandes lois sociales. Les insatisfactions demeurent car
ces mesures sont, pour beaucoup, loin d’être suffisantes : la gauche arrivée au pouvoir ne réforme pas l’institution judiciaire et laisse en état le Code pénal.
Les anarchistes se divisent sur le problème de l’organisation des
sans-travail entre anarcho-syndicalistes et individualistes alors que le
mouvement socialiste s’unit. Ce grand rêve de fraternité semble
s’effacer pour de nombreux écrivains qui s’éloignent de leurs premiers
engagements. Certains se convertissent comme Retté ou Péguy. D’autres,
toujours fidèles, se murent peu à peu dans le silence.
51Pourtant,
leur combat trop souvent oublié marque leur époque, car en dénonçant
l’hypocrisie, l’égoïsme des classes possédantes et la violence légale
qu’elles exercent sur les plus démunis, ils ont non seulement cherché à
être des porte-parole fidèles et attentifs à leur douleur, mais aussi à
les rétablir dans leur dignité et leur véritable place dans la société.
Cet engagement, aujourd’hui encore plus qu’hier, mérite d’être médité,
renouvelé et poursuivi.
Notes
1
Le vagabond est défini par l’article 270 du Code Pénal comme celui qui
n’a « ni domicile certain, ni moyens de subsistance, et qui n’exerce
habituellement ni métier ni profession ». Le mendiant est associé au
vagabond par le Code et les juristes (L. Rivière, Mendiants et vagabonds,
1902) surtout quand il s’agit de punir les délits aggravants (art. 277 à
279, 281 et 282 : travestissement, armement, violence, faux papiers).
2 Cf. J.-F. Wagniart, Le vagabond à la fin du XIXe siècle, troisième partie : « Pour une sociologie historique du vagabondage », Belin, Paris, 1999, p. 209-309.
3
La légende du juif errant contribue à enraciner l’idée que les juifs
sont des errants et des étrangers. H. Meige, étudiant de Charcot, est
aussi victime de préjugés communs à l’époque : « N’oublions pas qu’ils
sont juifs, et qu’il est dans le caractère de leur race de se déplacer
avec une facilité extrême ». Cf. E. Knecht, Le mythe du juif errant : essai de mythologie littéraire et de sociologie religieuse, PUG, Paris, 1977 et H. Meige, Études sur certains névropathes voyageurs : le mythe du juif errant de la Salpêtrière, thèse de médecine, Paris, 1893, p. 6 et 47.
4 J. Donzelot, La police des familles,
Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 120. En 1888, Charcot énonce sa
théorie de l’automatisme ambulatoire comitial provoqué par une crise
épileptique. Il ouvre alors vingt années de recherches sur « la folie
des routes », l’automatisme ambulatoire ou la dromomanie. Entre 1875 et
1910, on recense plus d’une centaine d’ouvrages et de thèses de médecine
sur le sujet.
5 Pour F. Dubief (La question du vagabondage, 1911), 40 à 60% des vagabonds sont atteints de déséquilibre mental. En 1890 (« Le vagabondage et son traitement » dans Annales d’hygiène et de médecine légale),
Benedikt trace les traits du vagabond congénital, dont les éléments
prédisposants comme la neurasthénie morale et intellectuelle.
6 A. Lacassagne, Vacher l’éventreur et les crimes sadiques, A. Stock, Lyon, 1899, p. 304.
7 L. Rivière, Mendiants et vagabonds, op.cit., p. XI.
8 T. Homberg, Étude sur le vagabondage, Forestier, Paris, 1880, p. 4
9 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972, p. 399.
10
La loi du 3 avril 1903 exclut le souteneur des « gens sans aveu ». Il
devient passible d’une peine de trois mois à deux ans de prison. La loi
du 16 juillet 1912 sur les nomades instaure notamment le carnet
anthropométrique.
11 Caractérisé par « la faim lente », expression de Fourier reprise par Proudhon, La Guerre et la Paix, recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, 1861. Cf. G. Procacci, « De la mendicité à la question sociale », dans F.X. Merrien (dir.), Face à la pauvreté : l’Occident et les pauvres hier et aujourd’hui, l’Atelier, Paris, 1994, p. 36-37.
12 T. Homberg, Étude sur le vagabondage, Forestier, Paris, 1880, p. 7.
13 P.A. Kropotkine, Les prisons, Bureau de la Révolte, Paris, 1890, p. 49.
14 Comme Magnaud, juge à Château-Thierry, dont les jugements à la fin du XIXe
siècle sont considérés comme une provocation à l'ordre judiciaire qui
l'accuse de prendre position en faveur de la liberté des pauvres à
mendier et à errer. Il incarne un courant minoritaire de résistance à
l'application de la loi pénale. Les radicaux voient en lui le symbole de
la justice rénovée par l’esprit de solidarité, l’espoir d’une justice
sensible aux malheurs des pauvres mais inflexible envers les escrocs de
la finance. Élu député en 1906, il est rapidement déçu par la politique
du parti radical et redevient "un magistrat pitoyable qui n’entend rien
au devoir social du magistrat” selon sa hiérarchie.
15 C. Guitton, « Représentations de la pauvreté et mode de représentation des pauvres (1789-1989) » dans Démocratie et pauvreté, Albin Michel, Paris, 1991, p. 477.
16 K. Marx (Le manifeste du Parti communiste (1848), LGF, Paris, 1973, p. 19-20, Les luttes des classes en France, Messidor/Ed. sociales, Paris, 1984, p. 100) donne le ton en qualifiant le lumpenprolétariat
(« prolétariat en haillons ») de « putréfaction passive des couches les
plus basses de la vieille société (qui) est entraîné par endroits par
le mouvement pour la révolution prolétarienne, mais toute sa situation
le prédispose à se laisser acheter pour des machinations
réactionnaires ».
17 Pour M. Perrot (« Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXe siècle » dans Annales-E.S.C., janvier-février 1975, p. 67-91, texte repris dans Les ombres de l’histoire,
Flammarion, Paris, 2001), l’illégalisme, que portent notamment les
vagabonds et leurs frères marginaux, ne suscite plus la sympathie et
encore moins l’admiration mais le mépris et l’isolement.
18 P. Delesalle, Les deux méthodes du syndicalisme, Paris, 1903, p. 19.
19 A. Régnard (De la suppression des délits de vagabondage et de mendicité,
1898), ancien responsable de la Commune de Paris, est favorable à la
suppression du délit de vagabondage. Il réagit au rejet de toute une
population dont le principal défaut est d’être marginale, déviante et
réputée allergique au travail. J. Lorris (ou L. Leroy), socialiste
révolutionnaire de la SFIO et chroniqueur judiciaire à Auxerre, constate
dans Le Vagabond (1908) l’injustice touchant les vagabonds qui
n’en restent pas moins fiers, refusant d’être payé au rabais ou de
plier devant ce simulacre de justice en insultant gendarmes et juges
parce qu’ils ne savent pas se défendre autrement, qu’ils n’ont pas eu le
droit à l’éducation. Ils demeurent des prolétaires qui subissent les
mêmes lois capitalistes que leurs frères d’usine. Voir les idées
également abolitionnistes de l’anarchiste E. Darnaud, Vagabonds et mendiants, Éditions de La Révolte, Paris, 1889, p. 28.
20 S. Faure, Propos subversifs, Les amis de Sébastien Faure, Paris, s.d., p. 61.
21 A. Libertad, Le travail antisocial et les mouvements utiles, Éditions de l’Anarchie, Paris, 1909, p.5.
22 A. Pessin, La rêverie anarchiste, Librairie des méridiens, Paris, 1982, p. 79-80.
23 Cf. C. Coquio, « Politique et poétique du trimard à la fin du XIXe siècle. Georges Bonnamour et Mécislas Golberg », dans Littérature et Anarchie, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1999, p. 32-33.
24 A. Pessin, La rêverie anarchiste, op. cit., p. 80.
25 Sur le Trimard, organe de revendication des sans-travail puis Le Trimard,
organe de revendication des sans-travail anticollectiviste comprend
deux séries (de juillet à octobre 1895 et de mars à juin 1897 et un
dernier numéro isolé en février 1898)
26 Wolfgang Asholt, « Anarchisme et sans-travaillisme, la pensée politique de Mécislas Golberg, 1869-1907 », dans Marginales, N°3/4, p. 190-191, hiver 2004-2005.
27
« Il arrive aussi que cette “lie” comme disent éloquemment Marx et
Engels, contrecarre les projets du socialisme et du professionnalisme.
Éloigné de la lutte sociale, le peuple miséreux ne peut l’apprécier que
par intuition passagère, par des intérêts fugaces. Il juge selon le
degré de sa détresse suivant la température de la saison, suivant les
espoirs réveillés. Ces mobiles de son attitude n’ont que des relations
bien indirectes avec la population ouvrière fixe, avec le salariat
régulier. Aussi, c’est lui qui désorganise les grèves, qui empêche une
“entente générale” sur les salaires, qui se refuse d’admirer les
bienfaits de l’éloquence socialiste ». M. Golberg, Le Trimard, n°2, série 1897.
28 M. Bakounine, Écrits contre Marx, Archives Bakounine, T. 2, p. 17, cité par W. Asholt, Anarchisme et sans-travaillisme, p. 198-199
29 « Étrangers aux misérables », comme l’écrit G. Bataille à propos de Zola. Cf. Y. Pagès, Les fictions du politique chez L.-F. Céline, Seuil, Paris, 1994, p. 45.
30 Jusque dans les années 1880 prédomine l’idée républicaine et progressiste que l’on retrouve dans l’œuvre de Victor Hugo (Claude Gueux, 1834) ou chez G. Sand (Le père va-tout-seul,
1844). Si Hugo n’en affirme pas moins l’idée que le mendiant, le pauvre
vagabond tout comme l’indigent font partie du peuple, il reste confiant
dans une évolution réformiste
31 Dans Le Cri du Peuple
du 30 janvier 1887, Séverine, en écho à Vallès qui écrit 27 janvier
1884 : « Soyons toujours avec le peuple, même s’il fait saigner nos
idées”, résume leur pensée soudée en déclarant être « avec les pauvres
toujours, malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes, malgré leurs
crimes ». Mirbeau (La 628-E8, Paris, Bib Charpentier, 1905, p.
307-308) assume l’héritage : « Et puisque le riche -c’est-à-dire le
gouvernement- est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi,
aveuglément aussi, et toujours , avec le pauvre contre le riche, avec
l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la
vie contre la mort ».
32 O. Mirbeau, « Le petit mendiant », dans Contes cruels,
Séguier, Presses Universitaires du Mirail, Paris, 1990, 2, p. 173-177.
Cf. P. Michel, « Les contradictions d’un écrivain anarchiste », dans Littérature et Anarchie, Toulouse, p. 32-33.
33 Contes et nouvelles, Gallimard, Paris, 1979, II, p. 865.
34 O. Mirbeau, « Les millions de Jean Loqueteux », dans Le Journal, 26 décembre 1897, et « Le portefeuille », dans Le Journal, 23 juin 1901.
35 O. Mirbeau, « Paysages de foule », dans La Pipe de cidre, Flammarion, Paris, 1919, p. 179-180.
36 G. Couté, La chanson d’un gâs qu’a mal tourné, Éd. E. Rey, Paris, 1928, p. 99-101.
37 “Le gueux” dans Contes et nouvelles, Gallimard, Paris, 1974, 1, p. 1229-1230.
38 Idem, p. 405.
39 G. de Maupassant, « Le vagabond », Contes et nouvelles, II, p. 858.
40 A. Retté, « Un vagabond chante » (1899), dans L’Almanach du père peinard, SPAG-Papyrus, Paris, 1984, p. 29.
41 O. Mirbeau, « Les mémoires de mon ami », dans Chez l’illustre écrivain, Flammarion, Paris, 1920, p. 242-243.
42 O. Mirbeau, « La folle », dans La Vache tachetée, Flammarion, Paris, 1921, p. 137-144. A. France, (Les fous dans la littérature,
1887), s’en prend aux « médecins aliénistes qui font enfermer les gens
dont les passions et les sentiments s’écartent sensiblement des leurs ».
43 P. Verlaine, « Grotesques », dans Oeuvres poétiques, édition Garnier frères, Paris, 1969, p. 34-35 et G. Nouveau, « Lettre du 2 septembre 1908 », dans Œuvres poétiques, T. 1, Gallimard, Paris, 1953, p. 50-51.
44 A. Pessin, La rêverie anarchiste, op. cit., p. 80 et J.-C. Beaune, Le vagabond et la machine, Champ Vallon, Paris, 1983, p. 15.
45
Chez Saint Labre (1748-1783), la pauvreté et l’errance prennent chez
lui une « valeur pénitentielle » qui le rend comme l’écrit J. Gadille
« solidaire du milieu des misérables ». Cf. J. Gadille, « Une expérience
de la pauvreté sainte au XIXe siècle : Benoit-Joseph Labre », dans Recherches et débats : la pauvreté, des sociétés de pénurie à la société d’abondance, n°49, décembre 1964, Fayard, p. 80-93.
46 G. Bernanos, « Dans l’amitié de L. Bloy », dans L. Estang, Présence de Bernanos, Plon, Paris, 1947, p. XVIII-XIX.
47 J. Rictus, « Le Revenant », dans Les soliloques du pauvre, Sevin et Rey, Paris, 1903, p. 146.
48 A. France, Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables (1904), Calmann-Lévy, Paris, 1985, p. 187-190.
49 J. Vallès, Les réfractaires, op. cit., p. 24-25.
50 P. Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Société Octave Mirbeau-Presses de l’Université d’Angers, Angers, 2001, p. 11.
51 Dans l’œuvre de Vallès (Le Bachelier, LGF, Paris, 1972, chap. IV, p.40-41 et chap. XXVIII, p. 321-322, et L’insurgé, Garnier Flammarion, Paris, 1970, p. 271), le pauvre apparaît à la fois comme le guide et le double de l’auteur.
52 L. Bloy, Exégèse des lieux communs, U. G. E., Paris, 1983, p. 249-250.
53 M. Stirner, L’unique et sa propriété (1844), Stock, Paris, 1978, p. 153-154.
54 C.-L. Philippe, « Être pauvre », dans Chroniques du Canard sauvage (1903), Gallimard, Paris, 1980, p. 109 et Charles Blanchard (1924), Gallimard, Paris, 1956 p. 190.
55 M. C. Bancquart, « Jules Vallès et le peuple », dans Romantisme, 1975, n°9, p. 124.
56 J. Vallès, Le tableau de Paris, op. cit., p. 354-358.
57 G. de Maupassant, « Le gueux », op.cit., 1, p. 1229.
58 J.-F. Wagniart, « À la recherche de la parole errante », dansRevue d'Histoire du XIXe siècle, n°20-21, 2000/1.
59 C. Péguy, « De Jean Coste », dans Les cahiers de la quinzaine, second semestre 1902, p. 38.
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Référence papier
Jean-François Wagniart, « Le poète et l’anarchiste : du côté de la pauvreté errante à la fin du XIXe siècle », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 101 | 2007, 31-49.Référence électronique
Jean-François Wagniart, « Le poète et l’anarchiste : du côté de la pauvreté errante à la fin du XIXe siècle », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 101 | 2007, mis en ligne le 20 septembre 2009, consulté le 27 octobre 2014. URL : http://chrhc.revues.org/418Haut de page
Auteur
Jean-François Wagniart
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