Une Lettre ( 3 )

1 - Fabrice

« Qu'est-ce qu'elle veut encore, mais qu'est-ce qu'elle veut? »
Incrédule, Fabrice tourne et retourne l'enveloppe entre ses doigts. Il a reconnu l'écriture d'Alice et l'encre turquoise sur papier jaune paille. Il se rappelle leur correspondance, elle aime écrire avec ces couleurs. Huit mois sans nouvelles, son cœur recommençait à battre normalement. C'est raté.
C'est vrai, il aurait aimé la revoir, entendre sa voix; il a tendu cent fois la main vers le téléphone. Il s'est même surpris à composer son numéro : il avait raccroché dans un sursaut, comme un gamin pris en faute. Un gamin, c'est ainsi qu'il se sentait avec elle.
Vivre, revivre, exister encore dans ses yeux, la toucher du bout des doigts comme on frôle un rêve.
Juste un rêve. Et pourtant, il était fou d'elle, de son rire en cascade pour tout, pour rien. Elle irradiait, il était heureux à ses côtés. Elle s'intéressait à tout ce qui le passionnait, le comprenait à mi-mot, suivait ses élucubrations sans s'égarer. Il se sentait fort.
Il ne voulait pas entendre parler de vie commune, de peur de voir la lassitude s'installer. Il préférait penser à elle, tout en réfléchissant à leur prochaine rencontre. Il se retrouvaient pour les bons moments, les films, les randonnées, les week-ends à Rome ou à Venise. Puis ils s'écrivaient. Elle lui emboîtait le pas en souriant et l'accompagnait à travers la ville, au pied de la montagne, parfois parlant, souvent se taisant.
Il ne sait pas exactement quand leur complicité avait cessé. C'est sans doute ce silence qui les avait séparés.
Il attendait qu'elle s'exprime, qu'elle se livre ; au lieu de cela, elle souriait. Au fil du temps, il s'est senti obligé de parler, encore et encore, pour étouffer les non-dits qu'il n'élucidait pas. Elle était toujours là, mais si lointaine en même temps, comme perdue dans un rêve douloureux. Il ne savait plus si elle l'écoutait, il n'osait s'interrompre. Il ne savait trop ce qu'il disait, en rajoutait certainement, lui promettant monts et merveilles sans y attacher d'importance. Seulement pour tuer le silence. Il rentrait épuisé, essayait de lui écrire ce qu'il ressentait vraiment, mais n'y arrivait plus. Alors, il racontait ses journées par le menu, sachant pourtant qu'elle ne lirait pas cela. Elle se fichait éperdument du quotidien, ne prenant même pas la peine de lire une carte au restaurant. Il devait donc décider et cela l'énervait: il ne supporte pas qu'on dépende de lui de quelque façon que ce soit. Parfois, elle voyait passer un plat vers une table voisine et le commandait : « Je vais prendre la même chose : c'est tentant » mais il n'aimait pas non plus que le hasard choisisse pour elle et se renfrognait aussitôt.
Il sentait une cassure en elle, qu'il aurait voulu comprendre, mais elle ne le permettait pas. Elle lui donnait tout d'aujourd'hui, mais rien d'hier. Ce passé méconnu avait fini par planer comme une ombre funeste au-dessus d'eux. Elle affirmait que les souvenirs doivent mourir, que l'on doit sans cesse renaître à soi-même et aux autres, mais il ne pouvait s'empêcher de vouloir tout savoir d'elle. Quand il posait des questions, elle répondait à peine, sans le satisfaire vraiment. Alice cultivait l'art de s'échapper dans un rire.
En janvier, finalement, il s'est rapproché de Cécile, plus jeune, bavarde et drôle. Ils échangent de menus services depuis des années; il garde ses chiens quand elle part en vacances, elle arrose ses plantes quand il s'absente. C'est pratique. Elle n'est pas compliquée. Elle l'associe à ses loisirs; il bougonne qu'elle exagère mais au fond, il est content de l'accompagner. Sauf le vendredi soir, qu'il réserve encore aux copains. Il a fini par prendre un logement avec elle, le mois dernier. Il n'est pas sûr d'avoir bien fait. C'est moins de frais, moins de solitude, moins de temps pour penser. Il a troqué l'amour de sa vie contre du confort. Et la certitude d'être aimé. Sans doute, avec le temps, aimera-t-il aussi Cécile.
Sa souffrance revient, fulgurante. Non, il ne lira pas cette lettre. Plus tard, peut-être. En attendant, il va la ranger dans une boite, avec les autres.
Il sait que c'est fini. Il ne rêvera plus.

2 - Cécile

Cécile avait pris peur en voyant l'enveloppe.
Maître-chien, elle revenait de son travail de nuit. Fabrice était déjà parti. Elle avait hésité à la prendre. Lire ou détruire la lettre? Elle avait préféré prendre le journal et refermer la boîte aux lettres sans toucher au courrier.
Et ce matin, elle est allée directement voir dans le carton à secrets, comme elle l'appelle, où Fabrice range ses souvenirs, les souvenirs au parfum désuet de ses conquêtes passées. Cela se résume à quelques paquets de lettres, des photos jaunies. Un passé sans danger. Pourtant aujourd'hui, le pli est là, qui la nargue. Intact. Pourquoi ne l'a-t-il pas lu ?
Désemparée, elle gagne la cuisine sans se changer, remplit la gamelle du chien, se prépare un café. Elle ouvre le frigo puis le referme, elle n'a pas faim.
Elle enlève son blouson, le pose sur une chaise, prend ses cigarettes. Elle s'installe à table et ouvre le journal.
Cette Alice est un cauchemar !
Cécile connaît Fabrice depuis si longtemps, attendant qu'il la voit autrement qu'en copain ou main verte. Elle a multiplié les actes de bravoure, troquant ses jeans pour des robes courtes, soignant sa coiffure à la garçonne, trouvant des sorties à partager. Elle lui envoyait des emails coquins du boulot, pour qu'il les trouve à son réveil.
Elle a fini par être indispensable, comme l'air qu'il respire. Mais c'est Alice qu'il a vue, vraiment vue. Alice et son sourire, Alice et ses lettres, Alice et ses romans.
Elle allume une cigarette, jette le briquet sur la table, rapproche le cendrier d'un geste brusque.
Que penser ? Que faire ?
Elle se souvient comme elle a souffert sans le montrer, lorsque Fabrice lui a confié qu'il avait rencontré une femme « féminine, intelligente, intellectuelle. » Son monde s'est écroulé. Cependant, elle s'est vite reprise, plus présente que jamais, attentive au moindre changement, voulant tout savoir de ces rencontres. Et surtout à quelle heure il revenait chez lui. Tant qu'il rentrait, rien n'était perdu. Puis il n'est rentré qu'au petit matin. Elle en aurait pleuré, quand il l'a avoué, cédant à ses multiples questions, des étoiles dans le regard.
Elle montait ses stratégies la nuit, tout en faisant ses rondes avec son chien. Heureusement le site était calme. Elle réfléchissait pendant des heures, tranquillement, prenait et rejetait chaque idée, jusqu'à trouver la bonne. Qu'est-ce qui attirait tant Fabrice chez cette femme ?
Trapue aux manières rudes et au franc parler grivois, Cécile ne pouvait pas rivaliser. Elle avait l'air d'une virago à côté d'Alice. Elle en fulminait d'indignation ! Comme si le physique avait plus d'impact que le cœur. Elle rêvait de secouer Fabrice, de lui hurler : « Regarde-moi, regarde-moi vraiment ! »
Elle aspire une grande bouffée de sa cigarette en tentant de se calmer.
Elle se rappelle comme elle le voyait changer, prendre des airs inspirés, choisir ses mots, travailler ses intonations. Cela sonnait tellement faux qu'elle le prenait en pitié. Il soignait sa mise, renouvelait ses vêtements démodés. Il s'était mis en tête d'écrire, lui aussi, lui lisant ses poèmes dans le bar où ils aimaient se retrouver. Comme le lieu ne s'y prêtait pas, elle ne comprenait pas tout, ni mots ni sens, dans la cacophonie du bistrot.
Sa chance est venue au moment où elle n'y croyait plus : Alice n'a pas voulu passer la soirée du premier de l'an avec les amis de Fabrice, elle avait d'autres projets. Il était déçu mais Cécile a su assurer, se montrer enjouée, l'entraîner et danser jusqu'au bout de la nuit. Ce fut un beau réveillon, plein de gaieté. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a senti une évolution positive pour elle. Sa façon simple et naturelle de s'amuser recevait enfin un écho favorable. A partir de ce moment, marchant sur du velours, elle a attiré les confidences de Fabrice. Elle le conseillait adroitement, le persuadant peu à peu que sa rivale se moquait de lui. Le ver était dans la pomme : Fabrice doutait, retenait ses mots et ses gestes devant Alice, perdait son vernis mondain. Alice l'a senti et s'est aussitôt retirée, annulant leurs projets de fin de semaine.
Cécile s'est engouffrée dans la brèche, toujours à l'écoute, tel un mauvais génie.
Elle a réussi, ils louent ensemble cette maison avec du terrain pour le chien, en dehors de la ville.
Bien sûr, leur relation tient plus de la co-location, ils se voient à peine en semaine, juste le temps du dîner, qu'elle prépare avec soin. Elle sait qu'il aime avoir l'illusion de sa liberté. Pourtant un rapprochement s'amorce. Tout va bien, enfin tout allait bien avant ce courrier.
Il n'en a pas parlé. Elle ne peut rien faire. Seulement surveiller cette lettre. Quand il l'ouvrira, elle saura.

(Merci à Léna)

3 - Bernard

Bernard, le patron du « Au plat du jour », assiste à la lente agonie du couple. Cécile et Fabrice se sont rencontrés chez lui, il y a déjà trois ans.
Au début, Cécile venait acheter ses cigarettes avec son chien loup muselé, en treillis noir, prête pour le boulot. Fabrice était déjà là, à savourer son demi de fin de journée. Ils échangeaient quelques banalités. Un jour Fabrice, qui affectionne une table près de l'entrée, l'a invitée à prendre un verre. Ils avaient partagé un moment agréable. Peu à peu, elle arrivait plus tôt, s'installait près de Fabrice sur la banquette de moleskine rouge et Bernard lui apportait d'office un café. Les saluts fusaient des connaissances qui passaient. Certains s'asseyaient avec eux, d'autres allaient s'accouder au bar ou tiraient les chaises d' une table libre. Les conversations allaient bon train, couvrant les bruits du flipper et du percolateur. Un petit monde d'habitués, que Bernard connaissait bien. Parfois mieux qu'il ne l'aurait voulu, le zinc attirant les confidences ; il voyait la vie se faire et se défaire en tirant les bières à la pression, en essuyant les tables de formica noir ou rangeant les chaises et tabourets en skaï bordeaux.
Puis, les habitudes ont changé. Fabrice ne s'attardait pas : on l'attendait pour dîner, disait-il avec un clin d’œil. Sauf le vendredi, toujours réservé aux copains : tous se retrouvaient pour fêter la fin de la semaine et prendre le temps d'être ensemble, devant un petit plat et une bonne bouteille.
Maintenant, Cécile passe seulement prendre ses cigarettes. Elle a abandonné ses jolies tenues pour ses éternels jeans. Bernard s'attriste de la voir sans entrain. Fabrice ne rentre plus dîner, il lit son présent dans le fond de son verre. Les copains se font discrets, se contentent d'une poignée de main avant de s'installer plus loin.
Ce vendredi, devant une savoureuse omelette aux champignons, Fabrice finit par se confier à ses amis : il a reçu une lettre d'Alice.
Tous revoient en pensée l'ancienne amie, élégante et souriante, qu'il leur avait présentée un samedi, dans un restaurant asiatique du centre-ville. Elle avait eu un mot gentil pour chacun, semblant les connaître parfaitement, comme si elle mettait enfin un visage sur chaque prénom. Après l'apéritif elle avait commandé par habitude, sans un regard pour la carte, des nems et des nouilles sautées aux légumes. Ils avaient parlé voyages toute la soirée, faisant défiler leurs pays préférés ou rêvés. Personne n'avait bien compris pourquoi l'histoire n'avait pas duré.
Après un silence quasi-religieux, Bernard demande ce que contient la lettre. Fabrice ne l'a pas lue. Et pourtant elle plane comme une menace, gangrène la vie du couple. Qu'elle soit faite de reproches ou de regrets, Fabrice sait que cela ne changera rien. Aucun mot ne permettra de reprendre l'aventure, aucune phrase ne validera sa nouvelle relation. D'ailleurs, c'est réglé, il leur annonce qu'il a quitté Cécile, il reprend son appartement au-dessus du garage ce soir ; ses bagages sont encore dans la voiture.
« Que va faire Cécile ? » questionne Bernard, en remplissant les verres d'un Volnay rouge qui se marie bien avec le plat.
« Elle garde la maison, elle est presque soulagée d'en finir » admet Fabrice. C'est vrai qu'il n'a pas été agréable ces dernières semaines, refermé sur lui-même et ne pensant plus qu'au travail, au point d'enchaîner les heures sur les moteurs comme si sa vie en dépendait.
« Donne-moi cette fichue lettre: je vais l'ouvrir, moi ! » grommelle le limonadier.

 *********************
merci :) ! 

 

Pierre Perrin

Partagé en mode public  -  24 sept. 2015
 
Voilà de la prose nerveuse, musclée, excellente. Bravo,

Commentaires

Vu les sept derniers jours

Comme en Poésie - Les auteurs 2000 / 2015

Pablo Neruda 1904 - 1973

Paul Eluard - Tout dire

Pierre REVERDY Toi ou moi

Charles Bukowski

Henri Michaux - Avenir

Poésie ininterrompue - Eluard