Scènes de vie ( 6 )

Suricate

Il me regarde sans ciller, soudain inconscient de son environnement. 
Le corps désengagé de la mêlée. 
Il n'écoute plus, ne bouge pas, droit dressé vers moi. 
Intense.
Je croise son regard, étonnée, accrochée à ses yeux.
Qui est-il ? Que veut-il ? Que pense-t-il ?

27 & 28/02/2018




6 - L'envers du verre 

Il se penche
Sur le corps désarticulé
Écroulé sur le bas-côté

À travers son brouillard
Le miséreux lui tend
Une main tremblante

Sans le toucher, sans un mot
Il se redresse lentement
Et s'enfonce dans la nuit
Bien droit, le menton hautain

Le lendemain au bistrot
Accoudé au zinc
Un ballon de blanc
En guise de croissant
L'infortuné
Dira son histoire :
Nom de D***
Il m'a laissé dormir
Dans le fossé
Ce fils de poivrot !

Microbe n° 83 de mai 14


5 - Le Monde à la Fenêtre

Un réduit
Quatre murs
 Lit, table, chaises
Penderie
Un fauteuil

La fenêtre
Donne sur la rue

La rue, la vie
Dehors, ailleurs
Un autre monde
Vivant, trépidant
Courant fièrement
Vers...

                              un réduit
Quatre murs
Une fenêtre
La rue

Bruissement du temps
Planté sur le trottoir
Face au mur
Un arbre ombrage
Doucement la vue

Pluie, soleil, tempête
Bourgeons, feuilles
Branches mortes
L'arbre me décline
Doucement les saisons

Combien d'hivers
Attendre encore
Entre ces murs gris
Le matin lumineux
Qui me sortira d'ici

La rue, la vie
Dehors, ailleurs
Un autre monde
Vivant, trépidant
Courant fièrement
Vers...

                             un réduit
Quatre planches
Sans fenêtre
Sans bruit

Capital des Mots 2013

4 - Verdict 

Se poser, attendre
Prendre racine près de la fenêtre

Tout un monde défile sur le trottoir
Sous les yeux qui n'observent rien

Regard vide dans le vague
Citadelle figée dans le temps

Se poser, attendre
Les mots qu'on ne veut pas entendre
« Nous avons tout essayé »
Eh bien, recommencez

Je compte sur vous
Sauver des vies, quel beau métier

Je ne suis pas pressé
Je peux attendre encore
Toujours, sans fin
Gentiment dans mon coin

Se poser, attendre
Prendre racine près de la fenêtre

La vie dehors dans un tourbillon
S'égaie à grandes enjambées

Amnésie, idées bloquées sur le vide
Le temps n'est qu'une respiration

Le froid envahit la pièce
Non, je ne veux pas
« Nous sommes désolés »
Non, ne dites rien

Sauver des vies mais pas toutes
C'est jouer à Dieu sans la grâce

Ancré dans la douleur, attendre
Sans savoir quoi


3 - Lumières 

Regard glacé
Ombre perlée
Elle s'oublie en elle-même

Regard d'acier
Mâchoire serrée
Il regarde en lui-même

Regards croisés
Les yeux s'attirent
Le noir se noie dans le bleu

Regards échangés
Leurs yeux s'appellent
Le bleu se fond dans le noir

Regards aimantés
Yeux de lumière
Les coeurs étincellent


2 - Vacances de rêve ... Ou pas! 

« Quelles merveilleuses vacances ! Quel dommage de partir si vite : pas même le temps de piquer une tête dans la piscine. »

  Tout à ses pensées, Frank regarde la file des vacanciers, qui patientent à l'accueil de la résidence. Faire les valises a pris plus de temps que prévu et maintenant l'attente s'annonce d'autant plus longue que les nouveaux arrivent. Il essaie de distinguer les arrivants des retardataires sur le départ.

 « Tiens, celui-là par exemple, a bien besoin de vacances ! » songe-t-il, avisant le petit homme triste et fatigué, qui le précède. Il décide aussitôt de le réconforter avec ses beaux souvenirs tout frais. C'est trop bête : il n'a pas gardé son appareil photo, il lui aurait montré tous les sites à ne pas rater!

 « Si vous saviez, cher Monsieur, la chance que vous avez d'avoir choisi de passer vos vacances ici ! C'est la meilleure destination qui soit ! » commence-t-il d'un ton enjoué. L'homme lui lance un regard assassin, sans pour autant doucher son enthousiasme:
 « La vue depuis les chambres est magnifique, les excursions géniales, les restaurants...

 - Je sais, coupe le fâcheux, vous êtes payé par la société pour faire l'article et nous convaincre! Pourtant, après la semaine que je viens de passer, je peux vous dire une seule chose : jamais plus !!

 - Comment ? Vous n'avez pas aimé votre séjour ?! 

 -  Non ! Au point que je l'ai écourté : il est exclu de passer un jour de plus ici ! »

   Frank en reste coi ! Le petit homme en profite pour s'expliquer :

 « Vous comprenez, j'ai dû changer de chambre trois fois ! La première fois, une fuite d'eau a noyé le sol et mes bagages ; la deuxième fois, un court-circuit a mis le feu aux rideaux ; la troisième, ma fenêtre donnant sur le parking, les allées et venues des voitures m'empêchaient de dormir. J'ai fini, hier, dans un réduit obscur ne donnant sur rien!

 - Au moins, vous y étiez tranquille, rétorque Frank avec une joyeuse philosophie.

 - Pensez-vous! L'ascenseur, juste à côté, fonctionne à toute heure! J'ai aussi eu le mal des transports dans leur fichue navette ...

 - Ah oui, j'ai fait toutes les excursions ! Paysages superbes, ambiance excellente !

 - J'ai eu la migraine à force de passer de la climatisation à la chaleur extérieure...

 - Cette climatisation dans les chambres est une aubaine avec ce beau temps !

 - J'ai attrapé une allergie sur la plage ...

 - Regardez mon bronzage, il est parfait !

 - Et une insolation. Je n'en peux plus !

 - Je suis ravi ! »

   Avec un sourire narquois, Frank regarde son interlocuteur bien en face :
 « Avouez : vous faites exprès de dramatiser votre expérience pour qu'on vous rembourse le séjour. C'est ce que je ferai aussi dès que je serai rentré : j'ai traqué et pris en photo la moindre toile d'araignée du matin, la plus petite trace d'humidité ou de poussière. Je devrais obtenir une bonne réduction sur le prochain voyage. »

   Le petit homme le dévisage, interloqué:
«Vous vous êtes plu ici et vous allez écrire pour vous plaindre?»

  Frank sourit largement:
« Comment voulez-vous que je reparte en villégiature cette année, sinon? Cela coûte une fortune ! »

  La mine du petit homme s'allonge encore. Comment être pris au sérieux si tout le monde se lamente ? Une remise sur une nouvelle escapade ne l'enchante absolument pas, il en frémit d'avance !



1 - Marcher


Je marche.
Le verdict était tombé : trois mois. Des complications avaient rendu les soins inefficaces. Cela faisait des mois que tu te battais pour surmonter la maladie, pour supporter les traitements lourds.
Et le médecin avait conclu: « Trois mois. Avec de la chance et la chimio. »
Tu m'as souri, de ce sourire ineffable, si doux, si plein d'amour et de tendresse, que tu as pour tous. Et pour moi. Tu as murmuré, épuisée: « Trois mois, c'est trop ; emmène-moi voir la mer. »

Nous sommes allés au Tréport. Le matin, je te portais sur un transat, sur le balcon devant notre chambre, emmitouflée dans un plaid. Tu avais toujours froid. Tu as toujours cherché la chaleur, blottie contre moi.
Puis tu n'as plus quitté le lit. Je te préparais des plats que tu ne touchais pas. Alors, j'ai pris ton pauvre corps si fragile dans mes bras, en essayant de ne pas te faire souffrir. Et je suis resté avec toi, ta tête contre mon torse. Enlacés, jusqu'à la fin. Tu es partie en regardant la mer par la fenêtre. Tu aimais la mer.

Je marche.
Tu voulais faire le pèlerinage de Compostelle. J'ai cédé mes parts de l'entreprise familiale à mon frère et je suis parti faire ce voyage pour toi. Que voulais-tu trouver sur ce chemin? J'avale les kilomètres par tous les temps. Je subis les marches forcées, les haltes plus ou moins confortables, les repas pris sur le pouce ou dans des gargotes, les dortoirs puant la javel, les pieds et les chaussettes trempées. Et surtout, cette atroce promiscuité, ces gens qui voudraient me parler, se raconter, rire. Oh, rire... Ton sourire flotte toujours sur tes lèvres, mais ton rire est si loin.

Je marche.
Nous étions si bien, heureux. Chaque pas attise ma colère, ma fureur, ma haine d'être en vie sans toi. Pourquoi moi, pourquoi nous? Comme si nous devions être indestructibles. Que vais-je devenir maintenant, amputé de toi, la meilleure part de moi? Mes projets n'ont plus de sens. Ma vie n'est plus, morte avec toi.
Voila, je suis arrivé place de l'Obradoiro. Dans la cathédrale une messe débute, aux chants apaisants, sans doute.
Ma rage intacte, je reprends la route. Tu voulais voir Lhassa. Le temps est tout ce qui me reste.

Je marche.

Capital des Mots 2013

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