Immobile ( 1 à 6 )


1 - Ambition

« Tu me rejoins là-bas ou c'est fini !» Sur cet ultimatum, Math quitte l'appartement, furieux.
« Attends ! » Odile fait quelques pas dans sa direction. La porte se ferme violemment. Le suivre, bien sûr, le rattraper, lui confirmer sa venue. Marseille est une belle ville.
Pourtant, elle reste là, sa main tendue dans le vide. Le claquement de la porte a figé son élan.
Math passe deux ou trois jours par semaine chez elle, selon les possibilités de son emploi du temps. Il réside à Lille mais ses affaires le retiennent à Paris, ce qui lui permet de voir Odile. Elle arrête tout pour lui, mettant sa vie entre parenthèses. Il est exigeant : elle n'a pas besoin de travailler, elle doit mettre des tailleurs, opter pour un maquillage léger et des talons hauts. Elle est toujours disponible, prête pour le restaurant, la pièce de théâtre ou le concert. Il fait les réservations, elle ne s'occupe de rien. La vie idéale, disent ses amies.
Pourquoi a-t-elle manqué d'entrain en apprenant la nouvelle ?
Elle pense à son père, qui vit avec une nouvelle compagne à peine plus âgée qu'elle. « Suis-le, évidemment ! dirait-il. Comment une femme peut-elle rester seule à Paris, quand l'homme de sa vie part vivre dans le sud de la France ? » Lui-même a tout quitté pour rejoindre Jessica à Chartres.
Elle imagine sa mère, qui habite à deux pas : après son divorce, elle a opté pour un appartement proche. « Suis ton cœur, ma chérie. Seul compte ton bonheur » conseillerait-elle avec un lumineux sourire. Justement, son cœur ne s'exprime pas clairement.
Elle entend les commentaires de Sophie : «  Tu veux finir ta vie seule ?! Tu as vu l'aisance dans laquelle tu vis, entre coiffeur et manucure ? Math est attentionné, il te traite comme une princesse ! Il t'emmène partout, fait les boutiques avec toi, organise des voyages de rêve. Et tu hésites !.. » Elle sourit, voyant déjà son amie si expressive, les yeux exorbités dans un visage rouge d'exaspération.
Odile revient dans le salon, regarde autour d'elle, bras ballants. Math n'aime pas ses meubles, ni sa collection de tortues si puérile, dit-il. Ils ne feront donc pas partie du voyage. De toute façon, il a tout ce qu'il faut, il sait déjà comment meubler le prochain logement selon les goûts en vogue.
Elle se pelotonne dans son fauteuil favori, serre un coussin dans ses bras, laisse son regard errer sur le parc au-delà du balcon. La vue sur ce coin de nature était pour beaucoup dans son choix d'acheter ce trois-pièces. Elle réfléchit à son avenir. Comment continuer ses traductions ? Elle travaille dès que Math n'est pas là, range vite ses dictionnaires avant qu'il arrive. S'il s'est douté de quelque chose, il n'en a rien montré.
Odile est fatiguée. Peu à peu, des idées inattendues infiltrent sa pensée : « Si tu restes, tu verras tes amis et ta mère comme d'habitude. Tu pourras travailler à plein temps, accepter de traduire ce roman de mille pages, une aubaine ; tu dois confirmer demain. »
Elle revoit le café qu'elle aime fréquenter quand l'inspiration lui manque; la brasserie dans laquelle le serveur lui apporte d'office le plat du jour; le salon de thé  et le bar à vins où elle retrouve ses copines. Ce tissage d'habitudes entoure son existence et préserve son bien-être.
La jeune femme cale le coussin dans son dos, prend le recueil de poèmes de Keats sur l'étagère sous la table. « Disparaître loin, m’évanouir, me dissoudre et oublier * ». Math n'aime pas la poésie.
Odile a une vie, elle va en profiter pleinement. À Paris.

(* Ode à un Rossignol de Keats)


2 - Vocation


« Je vous le dis, je vais aller garder des moutons ! » s'exclame Lucie en s'écroulant sur la banquette du café, où sont déjà réunies ses amies. Elle ne veut plus de cette vie citadine. « Toujours courir, ne jamais respirer, s'effondrer le week-end et détester le lundi, c'est affreux ! »
Habituées au tempérament excessif de la jeune femme, toutes s'amusent de cette nouvelle lubie.
« Et où vas-tu aller ? » s'informe Sophie, jouant le jeu.
- N'importe où ! Où garde-t-on les moutons ? » Lucie réfléchit, se rappelle ceux qui hantent depuis mille ans les prés salés du Mont Saint Michel de son enfance. Intemporels, ils semblent bien se garder seuls.
Claude, toujours prête pour l'aventure, propose les Pyrénées.
«  C'est loin, non ? s'inquiète déjà la future bergère. Il y a des ours...
- Et des loups ! enchérit Sophie, enjouée.
Odile, compatissante, envisage d'autres destinations :
- Voyons … Les Alpes de Haute Provence, Le Vaucluse, l'Hérault, le Tarn, Le Cantal ...
- Ah oui, le Cantal, on y fait de bons fromages !
- De vache ! corrige Claude.
- Non merci, ni vaches ni chèvres : des moutons !
- C'est dommage, tu pourrais réhabiliter un buron, on viendrait te voir le week-end, prendre un bon bol d'air, faire du feu dans la cheminée... rêve Claude avec un brin de nostalgie.
- Il te faut un chien, décide Anne.
- Un chien ! s'esclaffe Sophie en pensant aux deux chats de Lucie. Il vaut mieux choisir et dresser une brebis meneuse, les autres la suivront.
- On peut faire cela ? s'intéresse Odile.
- Bien sûr ! Les moutons sont intelligents. Cependant, il faut tout recommencer quand on abat le cheptel. » L'information jette un froid. Espérant réchauffer l'ambiance, Sophie concède qu'un âne peut également faire du bon travail. Sinon, il reste toujours le vieux truc de porter un agneau dans ses bras.
« As-tu ton diplôme ? demande Anne, pragmatique.
- De quoi parles-tu ? s'étonne Lucie.
- Eh bien, on ne s'improvise pas berger, il faut suivre une formation, apprendre les soins à donner, la traite, la tonte, les gestes qui sauvent en cas de ballonnement, ceux qui aident à vêler, sans parler des maladies à diagnostiquer rapidement et...
- Et le fromage ! Sais-tu fabriquer le fromage de brebis, au moins ? » Odile, posant une main légère sur le bras de son amie, préfère interrompre sa litanie. Anne est intarissable sur tous les sujets.
- Dans quel monde vivons-nous ? s'offusque Lucie. On ne peut même plus garder des moutons sans en faire des montagnes ! Tout ceci est bien trop stressant, je rends mon tablier ! »

3 - Trahison

« Viens » Richard appelle Anne mais ne peut parler, il lâche le téléphone et sombre dans l'inconscience.
Anne court aussi vite que possible chez son ami d'enfance, espérant l'y trouver. Elle attrape un taxi au vol, le chauffeur se faufile dans les embouteillages. Elle descend de voiture au bout de la rue, court vers la porte cochère, compose le code d'entrée, pousse la lourde porte. Puis elle grimpe quatre à quatre les étages. L'appartement est fermé, mais elle a sa clé. Elle ouvre violemment et se précipite à l'intérieur.
Dans la pénombre, Richard n'est que l'ombre de lui-même, respirant à peine sur son lit défait. Anne s'approche doucement du jeune homme, caresse son visage, cherche son pouls.
Prenant son mobile, elle appelle les secours d'une voix fébrile. Puis désemparée, elle s'assoit au bord du lit et serre la main du malade dans la sienne en regardant autour d'elle. Le studio est dans un état lamentable. Le plus grand désordre règne, les assiettes s'empilent dans l'évier et les verres sur le comptoir. Des bouteilles vides traînent partout. Depuis combien de temps vit-il dans ce capharnaüm ? Anne ne comprend pas. Elle a vu Richard il y a quelques semaines, il semblait amaigri, mais en forme. Il avait souri, disant qu'il travaillait trop. Ils se téléphonent régulièrement, mais elle se rend compte qu'il lui a donné le change. Elle n'a pas vu qu'il souffrait d'un mal dont elle ne sait rien, mais qui l'emporte.
Richard est transféré à l'hôpital. Dans la salle d'attente aseptisée, Anne attend vainement des nouvelles, figée sur une chaise, le regard fixe. Un étau serre sa poitrine. Il est trop tard. Richard glisse dans la mort sans sortir du coma. Quand Anne peut le voir, elle le trouve si jeune, détendu. Il ne souffre plus, toute trace de lutte a quitté son corps.
La jeune femme sort de l'hôpital et marche au hasard des rues, d'un pas vif pour extérioriser sa souffrance. Elle étouffe. Elle rage de douleur et d'impuissance contenues. Comment a-t-il osé l'abandonner?
« Tu avais promis, pense-t-elle brusquement, nous devions vieillir ensemble. Un jour, quand nous aurions eu marre de ces vies, de ces échecs, de cette ville. Alors nous aurions partagé nos solitudes dans une petite maison au bord de l'eau; entourés de nos livres, nous aurions regardé passer les nuages à travers les branches des pommiers. Les oiseaux auraient suivi nos mouvements d'un œil curieux, certains se seraient sûrement aventurés jusqu'à nous, volant effrontément quelques miettes sur la table. Tu décrivais si bien la scène, que j'y ai cru. »
L'image de son ami endormi s'impose et sa colère reprend de plus belle. « Comment oses-tu afficher cet air de contentement, dégager ce calme si reposé, alors que tu m'as trahie? Pourquoi me laisses-tu seule ici, dans cette vie sans espoir? Sans avoir prévenu, sans rien dire. Tu ne t'es même pas battu ! Moi, qui pensais être ta confidente, comme tu étais le mien. Que vais-je devenir maintenant ? »
Elle pleure enfin, en marchant le long de la Seine. Elle suit instinctivement leur trajet préféré. Les bouquinistes ne le verront plus chercher son bonheur dans les boîtes vertes. Ils ne se retrouveront plus à Saint Michel.
Soudain, dans un nuage au-dessus de Notre-Dame, elle croit voir le visage souriant de son ami. Elle s'arrête sous l'effet de la surprise. Elle est envahie par une plénitude inattendue.
« As-tu trouvé la paix, mon Richard? » murmure-t-elle.
Le nuage s'effiloche et se défait gracieusement dans le bleu du ciel, laissant Anne à la fois perplexe et soulagée. Elle entend encore sa voix récitant son poème préféré, comme un au-revoir, un dernier cadeau : « J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages! *»
( * L'Etranger in Petits Poèmes en Prose - Baudelaire)


4 - Indécision
Anne a prévenu ses amies qu'elle rangerait le studio de Richard le samedi suivant. Cependant, à peine entrée dans le logement, les forces lui manquent. Les souvenirs l'assaillent. Elle va décrocher le poème* de Baudelaire, au-dessus du bureau. Il l'aimait tant, disant que cela éclairait sa vie, qu'elle avait peint un ciel de nuages et écrit le poème dessus à l'encre de Chine. Depuis, l'oeuvre était exposée en bonne place.
 Quand Odile la rejoint, elle trouve Anne en pleurs dans un coin de la pièce, près du tableau. Elle va s'asseoir à côté de son amie sans parler. Que dire ? Elle se souvient des soirées passées ici avec Math et Anne. Richard était steward et ramenait de ses voyages toutes sortes de produits et de recettes à déguster. Il les faisait rire ou rêver avec ses anecdotes. Elle-même ressent soudain le vide laissé par Math.
Elle soupire et décide de faire du thé.
Cependant l'évier plein l'empêche de remplir d'eau la bouilloire électrique.
Elle ouvre le lave vaisselle. Comme il est déjà chargé, elle ajoute une dose de produit nettoyant, referme et met la machine en route. Avisant une bouteille d'eau sous le comptoir, elle la débouche et verse le liquide dans la bouilloire qu'elle branche. En se retournant, elle bouscule une des bouteilles alignées sur le bar, la rattrape au vol et s'exclame :
« C'est qu'il ne nous a rien laissé, le bougre ! » en brandissant le litre vide.
Les jeunes femmes se regardent, effarées, et sont prises ensemble d'une irrépressible envie de rire.
Sophie arrive à ce moment:
« Eh bien, on fait la fête sans moi ? »
Cette réflexion aggravant son fou-rire, Odile se laisse glisser au sol, tenant toujours son fardeau dans les mains.
Sans leur prêter plus d'attention, Sophie, tournant sur elle-même, découvre l'état indescriptible de l'appartement.
« Bon, vous avez grandement besoin de quelqu'un de sensé ! »
D'un pas décidé, elle va tirer les rideaux et ouvre les fenêtres. L'air frais, qui entre en même temps que le soleil, allège l'atmosphère. 
Sans perdre de temps, Sophie fait le tour de la pièce avec un cabas qu'elle remplit de bouteilles vides, pendant que les rires mêlés de pleurs se calment doucement. Elle pose le sac plein près de la porte. Puis traque les déchets qu'elle enfouit dans une poubelle. Elle entasse près de la machine à laver les vêtements qui traînent. Les lieux perdent peu à peu leur aspect désespéré. La vie reprend ses droits.
« J'allais faire du thé, dit Odile en se relevant.
- Bonne idée ! »
Sophie enlève les draps et referme le canapé-lit. Elle lance une machine de linge. Ensuite elle nettoie et rapproche la table basse, sur laquelle Odile dépose le plateau avec tasses et théière.
Anne rejoint ses amies sur le divan, anéantie.
« Que vas-tu faire ? » lui demande Sophie, en lui tendant une tasse de thé. Richard n'a pas de famille. Il a été élevé par sa grand-mère, décédée depuis quelques années. Il avait pris des dispositions pour qu'Anne hérite de ses biens.
« Je ne sais pas. » 
(* L'Etranger)

5 - Illusion
Quelques jours plus tard, le groupe se réunit dans un bar à vins, en fin de journée. Autour d'un tonneau servant de table, les jeunes femmes goûtent un nouveau cru en guise d'apéritif, accompagné d'un plat de charcuteries. Sophie essaie d'animer la soirée avec son entrain habituel, en racontant une anecdote de sa journée. Elle est vétérinaire pour chats et voit défiler dans sa clinique toutes sortes de situations; certaines sont cocasses et amusent l'assistance.
  Seule, Claude reste morose. Lucie s'aperçoit vite qu'elle n'écoute pas, faisant tourner son verre entre ses doigts sans y toucher.
  « Qu'y a-t-il ? lui demande-t-elle doucement. Claude lève la tête et offre à son amie un regard plein de larmes contenues.
  - Eve est partie.
  - Avec Marion?
  - Oui »
  Le silence s'installe à l'annonce de cet aveu. Claude et Eve vivent ensemble depuis 5 ans. Eve voulait tant être mère qu'après d'intenses réflexions et recherches, elles sont allées en Belgique avec Fred, le père biologique, pour une insémination artificielle. Marion est née il y a quelques mois. Ce fut une grande joie : tant de difficultés surmontées, d'attente et d'espoir enfin récompensés. Pourtant, depuis, le couple fonctionne moins bien. Claude se sent délaissée dans l'organisation mise en place par Eve et Fred. Eve tente de rassurer sa compagne, tout en acceptant mal de devoir laisser régulièrement sa fille à son père. Claude supporte toutes les humeurs de la jeune maman, étant elle-même complètement investie par l'enfant. Cependant, elle sentait bien qu'Eve lui échappait. Au lieu de le consolider, d'en être l'aboutissement, la naissance a détruit l'équilibre du couple.
   «  Que s'est-il passé ? questionne Sophie.
  - Je ne sais pas, trop de tension, je suppose. Eve admet mal de partager Marion. Elle a une relation très fusionnelle avec l'enfant.
  - Il faut attendre un peu, tout peut s'arranger. Eve a sans doute besoin de réfléchir. Ce n'est pas facile d'élever seule un bébé, elle reviendra, encourage Anne.
  - C'est sans doute le baby blues, ajoute Sophie, c'est très fréquent.
  - Ca va aller » rassure Claude en haussant les épaules.
  Après la soirée, déclinant l'offre de Lucie de passer la nuit chez elle pour éviter la solitude, Claude reprend sa moto et rentre. Elle pose son casque dans l'entrée et va par réflexe voir Marion. La chambre d'enfant vide la désespère. Elle fond en larmes. Claude sait qu'elle ne trouvera pas la force de surmonter cette épreuve. Elle croyait avoir enfin trouvé sa place mais la porte s'est de nouveau refermée. Elle doit déjà gérer l'absence de ses parents et de ses sœurs, qui refusent de la voir depuis qu'elle vit avec Eve. Elle a tout subi depuis trop d'années, elle n'ira pas plus loin, elle n'en a pas le courage.
  Elle passe dans la salle de bains, ouvre l'armoire à pharmacie et prend sur l'étagère le tube de barbituriques laissé par Eve. Elle avale les cachets, un à un, sans y penser, regardant dans la glace cette femme à bout d'énergie qu'elle ne reconnaît pas.
   Puis elle va se coucher, les pleurs se calment peu à peu, tandis que la respiration saccadée s'amenuise. Claude entreprend son dernier voyage vers les hauteurs, elle qui rêvait tant d'espace et d'air pur au sommet des montagnes. « Le silence éternel et la montagne immense, Car l'air est immobile et tout semble rêver.*»

*  « Incompatibilité » de Baudelaire 

6 - Abandon


  Le lendemain, Sophie est atterrée lorsque Anne l'appelle et lui annonce la mort de Claude. Elle doit faire visiter une maison et ne peut reporter ce rendez-vous, mais elles se verront chez Lucie à midi, précise Anne. Sophie frissonne de froid et de tristesse dans son bureau d'un blanc glacé. Se sentant seule, elle appelle son ami Étienne. Celui-ci compatit mais ne peut se libérer, il est en réunion, puis présidera un déjeuner d’affaires et sa femme a invité quelques amis le soir. Il pourra venir demain, comme convenu.

  Sophie dit qu'elle comprend et raccroche. Elle n'a pas aimé ce ton d'homme assuré qui ne doute pas d'être écouté. Une intonation qui pourtant la rassure d'habitude. Jusqu’ici, son arrangement avec Étienne, plus âgé, marié et voulant le rester, avec trois grands enfants et n’en voulant plus, était parfait. Elle le voit régulièrement, tout en restant libre. Elle ne veut pas d'enfant, ni d'homme pour partager son quotidien. De son côté, Marthe, la femme d’Étienne, s’accommode des circonstances: elle profite de la vie luxueuse que lui permet la situation de son mari et tolère ses écarts. En apparence, le couple est uni. Marthe se prépare avec joie à être grand-mère. Sa vie confortable se déroule sans incident.

  Aujourd'hui, Sophie découvre la solitude et la fragilité de sa liberté. Cela la désarçonne. Elle appelle Odile, pour entendre une voix amicale.

  « Je suis chez Lucie, rejoins-nous si tu veux » répond celle-ci.

  Sophie demande à sa secrétaire de reporter ses rendez-vous ou d'adresser les urgences à sa collègue et part aussitôt.



  Lucie est inconsolable. Elle savait bien qu'il ne fallait pas laisser partir Claude, la veille. Elle aurait dû insister. Odile essaie de la calmer:

  « Tu n'y es pour rien, on ne peut pas empêcher les gens d'agir à leur façon. Si Claude avait voulu de l'aide, elle l'aurait fait sentir. Tu ne peux pas porter indéfiniment les vies qui ne t'appartiennent pas.»

 Les mots s'enchaînent en phrases sans suite, que Lucie n'écoute pas et qu'Odile elle-même ne retient pas. Seule la musique de la voix douce d'Odile finit par agir, lénifiante.

 Lorsque Sophie sonne à la porte, Odile va ouvrir, laissant Lucie recroquevillée sur le canapé. Sophie explique qu'Anne aussi doit se libérer de ses obligations.

 « Je sais, confirme Odile, je lui ai dit de venir ici. »

 Les jeunes femmes vont retrouver Lucie dans le salon.

 « Comment avez-vous su pour Claude ?

 - Lucie était trop inquiète. Elle a téléphoné tôt ce matin, puis n'obtenant pas de réponse, est allée chez elle en taxi. Le concierge a bien voulu ouvrir et ils ont découvert Claude sans vie. Les pompiers sont venus mais n'ont rien pu faire.»

  Sophie se laisse tomber dans un fauteuil, sans énergie. Après un instant de silence, elle demande ce qu'il convient de faire, maintenant.

 « Rien, répond Odile. Lucie a prévenu les parents de Claude. Ils sont venus aussitôt et s'occupent de tout. L'inhumation se fera dans leur banlieue. Ils ne souhaitent pas notre présence. »

  Pour une fois, Sophie ouvre de grands yeux, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle met un moment à assimiler l'information.

  « Et pourquoi ne veulent-ils pas de nous ? s'emporte-t-elle soudain. Nous sommes ses amies depuis des années ! »

  Odile se contente de sourire.   

Variations d'une plume - 2014

(A suivre ..)

Commentaires

  1. J'accroche ! Entrecroisement aux touches essentielles, style très sobre mais immersif. C'est ouvert à la co-création du lecteur... À suivre ? :-)

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