René Crevel 1900 1935





ELLE NE SUFFIT PAS L’ÉLOQUENCE



Elle ne suffit pas l’éloquence.
Mon cœur ce soir se balance
Et glisse au fil d’une paupière
Lampion de misère
Qui n’éclaire pas ma nuit.
Homme noir mais non d’onyx
Homme couleur de dépit
Titubant par le marais des petites haines
Tu voudrais
Comme une alouette son miroir
Un soleil où mourir avec ta peine.
Tu cherches mais trop inquiet
Pour trouver ton Reposoir,
Rien ne brille
Ni les yeux, ni le fer, ni l’aimant anonyme
Qui libèrent de mille clous
Tes douleurs
Où l’essaim des mouches au vol boiteux
Des mouches qui n’ont qu’une aile
Allument de piètres étoiles de sang.
Jongleur
Jongleur de paroles
Tes mots s’écrasent contre les murs,
Ton angoisse — encore un ruban frivole —
Couronne
Un cerveau qui trop longtemps a joué au « pigeon vole ».
Les lettres du désespoir
Ce soir
Sont égales aux lettres des bonheurs d’autrefois,
Que dirai-je alors !
Que te dirai-je à toi
Frère né de mes pieds,
Sur un sol où tu ne vis que pour m’épier,
Trottoir que j’ai suivi
Pour son mensonge de granit.
J’ai oublié que là-bas était la mer
Et j’ai fui l’eau miroir d’étoiles
Pour chanter une main
Dans une autre main.
Fleuve vert
Enfance douce
Pitié pour l’homme qui passe
L’homme qui mord sa lèvre
Dans ses lèvres
Car il a peur d’oublier le goût de bouche.
Timonier brun, sous la toile bleue
La peau couleur de cheveux
Holà ! beau voyageur
Tu allais vers la mer
Maintenant tu marches au ciel, un trou un hublot
Je suis le noyé des terres.
Dis qu’il n’est pas trop tard
Ô mon orgueil, pour jouer au phare.
Et sur le matelas des herbes tendres
Tombe en triangles de métal.
Mon cœur aura beau hurler son mal
Mon cœur j’en ferai des lanières
Des lanières que je saurai teindre
Ou tordre en chiffres
Plus définitifs
Que les œufs dans leurs coquilles
Et les momies dans leur robe d’or,
Et toi mon corps, maudis les sens comme un malade ses béquilles.

 René Crevel

DECOUVREZ ou RELISEZ CREVEL

Le Roman cassé, (1934-1935)

[Texte publié dans Mélusine V, 1983, p. 177-191.]

"... Moi, moi, l’inventeur de la bottine à boutons, beau-père d’un assassin ! Tu peux rougir de ton mari, ma fille. Mais inutile de torturer à coups de talons Louis XV un tapis qui n’a fait de mal à personne. La folie du meurtre serait-elle devenue contagieuse ? Tu as déjà massacré tous les coussins du canapé à te tortiller comme si tu avais avalé, d’un seul coup, un assortiment de tire-bouchons et une douzaine de ressorts à boudin. Mords ton mouchoir maintenant. Déchire-le. Mange-le, casse-toi les dents du devant, flanque-toi une petite occlusion intestinale. Malheureuse ! L’hystérie n’a jamais arrangé les affaires de personne. Que tu pleures ou non, le vin est tiré. Il faut le boire. Je viderai la coupe jusqu’à la lie. Sans sourciller. Comme un Spartiate. Alors, mets-y du tien. Tâche d’être un peu la fille de ton père. Et de ta mère aussi. Jusqu’ici la famille des deux côtés n’a compté que des maîtresses femmes. "Jamais d’amants et toujours énergiques", telle eût pu être leur devise. Donc, trêve de jérémiades. Un peu de tenue, que diable. Et de la précision. Je suis un homme de science, un réaliste. Je ne vais pas chercher midi à quatorze heures, même et surtout quand je me mets sur la paille, quand je me saigne aux quatre veines, quand je me plume pour sauver de l’échafaud un membre gangrené, une brebis galeuse, mon choléra de gendre. Je suis d’ailleurs trop bon de disputer à la guillotine pareille tête d’âne rouge. Le panier à son lui irait comme un gant. Mais prière de ne pas confondre la grandeur d’âme avec l’imbécillité. Je n’ai rien d’un jobard, et rira bien qui rira le dernier. On me trouvait vieux jeu. Jusqu’à mon gilet de flanelle qu’on osait traiter de préjugé. On faisait du genre. C’est la mode nouvelle. Monsieur mon gendre jouait à la Bourse. Son épouse, Madame ma fille, jouait au tennis. Et moi, pendant ce temps-là, je tirais des plans sur la comète pour leur laisser un plus bel héritage. Parce que les petits ruisseaux font les grandes rivières, je passais mes soirées à découper l’Écho de Paris en jolis petits carrés. Cent pour cent d’économie. à d’autres le papier de soie. Dieu merci, je ne suis pas un sybarite, et ma femme est tout le contraire d’une horizontale. N’empêche que nous avons toujours eu du raffinement jusque dans l’économie. L’astre du jour vaut la houille blanche. Donc, inutile de gâcher la houille noire. à quoi bon allumer un fourneau, brûler du margotin, de la tête-de-moineau et de l’anthracite quand la chaleur nous tombe du ciel. Et toute cuite. C’est le cas ou jamais de le dire. Aussi, l’été, le vendredi, pour ta mère, le samedi pour moi-même, dès huit heures le matin, je commençais à promener un bain de pieds au soleil. Je l’inclinais à droite, à gauche, en avant, en arrière. Je l’abritais des courants d’air et des vents coulis. J’usais de la glace de poche que mon coiffeur m’a donnée au jour de l’an pour multiplier la force des rayons. À midi seulement quand j’avais pu constater de visu la chute verticale de la lumière, je m’absentais cinq minutes, juste le temps d’aller manger un morceau, sur le pouce. Utiliser les éléments et les agents naturels n’a jamais été une sinécure surtout si, comme c’était mon cas, l’on ne se fie à personne pour vous aider ou vous remplacer. Mais, vers la fin de l’après-midi, une fois l’eau à point, quel rêve de bain de pieds.

Joignez-y la satisfaction morale et je vous défie d’éprouver pareils délices, vous les gens à bidet, baignoires, gants de crin, appareils à gaz, éponges en caoutchouc et bouteilles d’eau de Cologne russe. Les événements m’ont donné raison. Le vrai civilisé, c’était moi avec mon savon de Marseille, tandis que vous, le ménage de joueurs doublé d’un ménage de cachalots, elles vous ont menés loin vos spéculations, vos raquettes, vos douches écossaises, vos frictions et vos notes de blanchisseuse à se croire dans une maison close pour milliardaires et Prince de Galles. Pain bénit que j’aie trouvé le carnet à linge avant la perquisition. Voilà un témoin à charge qui vous aurait mis dans de beaux draps s’il était tombé entre les mains du juge. Un prodigue en cour d’assises. Tous les honnêtes gens s’en seraient fait gorges chaudes. J’aurais laissé le coupable filer tout seul son mauvais coton. Enfin le document est en sécurité. Je veux bien essayer d’être votre deus ex machina, mais à une seule condition, c’est que toi et ton mari vous cessiez d’ores et déjà, une fois pour toutes, de mélanger les torchons avec les serviettes. Vois quel ordre règne dans l’armoire de ta mère. Pour le rangement ma tête vaut son armoire. Et haut la main ! Voilà pourquoi rien ne saurait me prendre au dépourvu. Qu’il s’agisse de pipe en écume, de camembert, de tout-à-l’égout ou d’avocat, j’ai mes idées. J’ai le droit d’y tenir mordicus, car je série les questions. Que nous faut-il ? Une plaidoirie. Or, il y a plaidoirie et plaidoirie. Il s’agit de ne pas se laisser refiler un vieil arlequin. Gare aux charlatans. Ouvrons l’oeil et le bon. Messieurs les ténors, passez votre chemin. La parlote et moi nous n’habitons pas dans la même chemise. Alors qu’on n’aille pas nous la faire à la Démosthène, à la Cicéron. L’éloquence, c’est du vent. Gargarisez-vous de grands mots, cela me fait une belle jambe. Et puis, surtout, foin de cabotinage. Les effets de toge, la main sur le coeur, le coeur sur la main, les bouches en cul de poule, les yeux de merlan frit, les têtes longues d’une aune, toute cette belle singerie n’est pas longue à tourner en eau à boudin. Et qu’elle soit de boudin, de source, de Seine, ou de mer, l’eau vous file entre les doigts. Je veux du solide. J’aime ce qui marche sur la terre ferme, va son petit bonhomme de chemin sans risquer de se perdre dans les nuages, maintient la cheville en place et en forme, se boutonne, se déboutonne, se reboutonne. Oui à elle seule, ma modeste invention a travaillé plus efficacement au progrès universel que toutes les phrases mises au bout les unes des autres des orateurs antiques et modernes. Alors, il ferait beau voir qu’un bienfaiteur de l’humanité n’eût pas voix au chapitre. Donc, toi, ma femme, toi ma fille, prière de ne pas m’interrompre. Notre assassin sera bien défendu, l’on ne peut mieux défendre. J’ajouterai même fièrement défendu. Noblesse oblige. J’ai fait la guerre de 70. Je suis presque un ancien cuirassier de Reichshoffen, moi. À d’autres de mendier la pitié de douze jurés qu’ils ne connaissent ni d’Ève, ni d’Adam. La veuve et l’orphelin. Mais d’abord, nous ne sommes ni la veuve, ni l’orphelin. Nous sommes même le contraire. Et je m’en félicite. Les larmes, les voiles de crêpe, les bijoux de jais et les divers affiquets du grand deuil, tout cela, nous l’abandonnons et de bon coeur à la concubine plus ou moins légale, au rejeton de l’assassiné. Ce rasta, ce juif qui osait porter un corset et se donner des airs d’officier de cavalerie en pleine affaire Dreyfus, ce sauteur qui frisait la correctionnelle à tous les coins de rue, avec ses souliers vernis, ses guêtres saumon, ses cravates cuisse de nymphe émue, ses gilets vert pomme, son monocle et ses tonneaux de brillantine sur la tignasse pour jeter de la poudre aux yeux des gogos, entre nous, les six balles dans sa peau vireuse, il ne les avait pas volées. J’ai été bon premier à le dire : il était une vraie bête malfaisante, un mandrin de la finance. Sa nuque appelait le maillet du toucheur de bœufs ; sa tempe, le revolver et sa poitrine, le surin. Voilà d’ailleurs qui ne saurait excuser ton mari de n’avoir pas compris que le fait d’appartenir à certain milieu veut qu’on laisse à d’autres le soin d’exécuter certaines besognes. Il faut de tout pour faire un monde. Il faut des vidangeurs. Suis-je vidangeur moi ? Certes, comme dit ton beau-frère le capitaine, avec son franc-parler de militaire, sa précision d’organisateur colonial et son humilité de bon-chrétien, il ne s’agit pas de péter plus haut qu’on a le derrière, d’acheter du pain chez le pâtissier ou d’aller chercher le cardinal-archevêque de Paris pour faire ses Pâques. Il y a un juste milieu. Par bonheur, la veuve ne semble guère s’en douter. Cette ancienne arpette a la folie des grandeurs. Le jour de l’enterrement, elle avait, m’a-t-on dit, l’air d’un vrai corbillard à elle toute seule. Pas une ombre de maquillage. Elle est toujours peinte comme les décors de beuglants où, entre l’atelier de couture et le mariage, elle a travaillé à montrer ses cuisses, elle s’était juste mis du noir sur les cils et sur les sourcils. Rien que du noir, mais tant qu’elle avait pu et, pour avoir l’air encore un peu plus veuve, jusque dans les narines, oui dans les trous de son nez qui a dû renifler plus d’une saleté. Madame aime la mise en scène. Au point de se porter partie civile. Bonjour partie civile. Comment vous portez-vous ? Moi de même. ça va, ça va. Je connais mon code. J’ai l’esprit des lois, comme disait l’autre. Un inventeur aurait-il pris son brevet en bonne et due forme, il n’en trouvera pas moins sur sa route des individus assez malhonnêtes pour le copier. J’ai eu à plaider. J’ai toujours gagné, sinon en première instance, du moins en appel. Le cas échéant, du reste, la cassation ne m’effraierait guère. Les magistrats sont de fameux renards. Raison de plus pour que cette poule de veuve passe un vilain quart d’heure. Qu’elle soit une cabotine de bas étage, voilà un premier atout dans notre jeu. Quant à l’orphelin, trop jeune pour qu’on lui jette la pierre, le pauvret, il n’en est pas moins hydrocéphale. Deuxième atout. Ma médaille de 70 ; quarante ans de ménage avec ta mère, des diplômes et des récompenses à toutes les expositions et la légion d’honneur : troisième atout. Ton beau-frère, le capitaine, qui a promené le drapeau français tout le long de l’équateur, les mains dans les poches, sans coup férir aussi simplement que d’autres s’en vont faire leur persil, le dimanche sur les grands boulevards : quatrième atout. Nous avons tous les atouts en main. Parfait. Mais encore y a-t-il la manière de s’en servir. C’est pourquoi j’ai décidé de prendre un défenseur qui ait l’oreille du tribunal. Or, l’oreille du tribunal ça vaut son pesant d’or. Autrement dit, notre avocat ne se laissera pas payer en monnaie de singe. Sans doute sommes-nous plusieurs intéressés à l’acquittement. Primo, l’assassin. N’en parlons pas. Il s’est ruiné, il t’a ruiné, il nous ruinera. Sacré gredin, il ne semble vivre que pour conjuguer le verbe "ruiner". Il y a d’autant moins à compter sur lui que le plomb qu’il a envoyé dans la bedaine d’un autre, il ne risque plus de se le mettre jamais dans sa caboche. Même en prison, Monsieur veut des douceurs. Tu lui as porté une grappe de raisin. De la treille de Fontainebleau, en plein janvier. Tu ferais mieux d’acheter de la laine et de tricoter. Aurais-tu, par exemple, oublié que tu étais enceinte ? Regarde ton ventre malheureuse. Il abrite le second de ceux qui ont intérêt à l’acquittement, le second de ceux qui ne pourront rien payer pour l’acquittement. Mais je ne suis pas un Don Quichotte. Je ne saurais me fâcher contre un foetus, pas plus que je ne partirai en guerre contre des moulins à vent. Je le protégerai le chérubin. Là, maintenant, bien au chaud, il ne se doute point de ce qui l’attend sur la terre. À cause de lui tu ne peux décemment point divorcer. Ce serait pourtant une rude économie. L’assassin et la divorcée. On dirait une fable de La Fontaine. Mais mieux vaut être l’enfant d’un riche laboureur sentant sa fin prochaine que d’un assassin et d’une divorcée. Tu resteras mariée. D’ailleurs tu l’es plutôt trois fois qu’une à la mairie, à l’église, au temple. Évidemment, un père catholique ne devrait jamais permettre à sa fille d’épouser un protestant. C’est la seule excentricité à laquelle je me sois laissé aller, mais je n’ai guère l’intention de me mettre martel en tête à ce sujet. Une consanguinité raisonnable a toujours été le meilleur antidote contre la différence de religions. Avec mon sens de l’hygiène, jamais je ne t’aurais permis d’épouser ce protestant, s’il n’avait été ton cousin. Et issu de germain. Donc avec ce qu’il fallait de parenté pour espérer que vous parleriez la même langue et que les enfants à naître bénéficieraient de l’harmonie morale, sans pâtir physiquement. Voilà pourquoi, si, en fait de protestantisme, quelqu’un doit se reprocher quelque chose, c’est ta belle-mère, la cousine Mathilde, cette bécasse qui se croit bergeronnette, pauvre linotte qui, de naissance catholique, a bel et bien renié la foi de ses pères. Elle a d’autant moins d’excuses que déjà, en 66, juste quatre années avant Sedan, elle avait failli épouser un Hollandais, presque un Prusco. Il était de la Frise et mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Un grand Frison, quoi. Elle qui aimait la danse, la petite toupie, elle aurait pu valser en chantant "Tu m’as donné le grand Frison." Frisson ou Frison, en l’occurrence, c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Le sien de bonnet, elle ne demandait qu’à le jeter par-dessus les moulins. Si elle avait été ma fille, je lui aurais flanqué du Frison et du frisson à cette messaline en herbe. Et dire que son échalas nordique, elle l’avait rencontré à Baden-Baden. En effet, plutôt que de prendre les eaux comme tout le monde à Vichy ou à Contrexéville, après onze mois de môminettes et de pousse-café, pour se décrasser les boyaux, le père de Mathilde, l’oncle Mucius Scevola, une tête brûlée, franchissait la frontière, traversait le Rhin, se gobergeait sous les ombrages de la Forêt-Noire où, avec la jovialité de l’inconscience, il tapait sur la bedaine de tout ce qu’il rencontrait de Schweinkopf. Mais voilà vingt ans qu’il a rendu le dernier soupir. Alors il a eu beau tenter le diable, paix à ses cendres. Je ne veux rien lui reprocher, pas même son prénom à dormir debout ou à manger du foin, selon les goûts. D’ailleurs, pour être juste, entre nous soit dit, sans remonter au déluge, s’il fut baptisé à la romaine, c’est que trois semaines avant sa naissance, son père, mon propre grand-père, tomba d’un second étage et se cabossa la tête de telle façon que, des sourcils à l’occiput, le pauvre homme abritait sous son chapeau toute une collection d’écuries pour idées de cheval. Mais revenons à Mucius Scevola et constatons à son actif que, malgré ses airs de grand lustucru, il s’opposa net au mariage de Mathilde avec son 3/4 de boche.

Peine perdue. Elle avait l’excentricité chevillée au corps. À peine rentrée à Versailles où les Mucius habitaient quand ils ne couraient pas la prétentaine, Mathilde s’amourache d’un fils de pasteur. On avait beau avoir des idées larges, un pasteur dans la ville de Louis ZXIV, du Roi Soleil, moins de deux siècles après la révocation de l’édit de Nantes, il y avait de quoi grincer des dents. Encore heureux que Mathilde ne soit pas tombée dans les bras du fils du rabbin, car, à trois pas du boulevard de la Reine, la capitale de l’Ancienne France est polluée d’une synagogue. Bref, je n’oublierai jamais le jour où Mucius Scevola vint nous annoncer les fiançailles de Mathilde et du parpaillot. Ma pauvre mère le rabroua. Et vertement. Mais Mucius Scevola trouvait réponse à tout. Le beau parleur n’osait certes point pousser l’insolence jusqu’à se vanter de ne pas croire en Dieu. Mais le raisonneur déraisonnait comme un vrai Jean-Jacques Rousseau. Pour lui, Dieu, c’était une espèce de locomotive, le premier moteur, affirmait-il, un moteur qui n’avait pas mauvais caractère, en tout cas, puisqu’il marchait aussi bien à la pisse froide calviniste qu’à l’eau bénite catholique. Plus de cinq lustres avant l’invention de l’automobile, on restait bleu à l’entendre qualifier la Sainte Trinité de carburateur. Moi, doué comme j’étais pour la mécanique, j’arrivais encore à m’y retrouver. Mais ma pauvre mère, mettez-vous à sa place. Elle ne savait pas si c’était du lard ou du cochon. Pour ne pas éclater, elle serrait si violemment les mâchoires qu’elle en cassa son râtelier. Ma mère, c’était une sainte, elle s’était fait donner 400 000 francs par son beau-père. Toutefois, elle se contint et ne chassa pas l’oncle Mucius, car dans sa curiosité bien légitime, elle voulait voir de quoi aurait l’air ce mariage au temple. Quelle déception. La cérémonie ? Autant n’en point parler. Quant à l’époux, il était roux. Des gens de la noce nous apprirent que, par surcroît, il ne voyait plus que d’un oeil. Aussi rentrâmes-nous à la maison, décidés à ne plus nous soucier de ce couple saugrenu. En 1872, le rouquin succomba, soi-disant, des suites de la guerre. À la vérité, ce grand héros s’était rappelé qu’il était borgne pour éviter d’aller faire le coup de feu. Il s’était très vaguement occupé de Croix-Rouge et en compagnie de son Mucius Scevola de beau-père, il avait tellement bu d’absinthe, avec les Français d’abord, puis avec les uhlans, qu’on avait dû bientôt le traîner dans une petite voiture. Entre deux crises de delirium tremens, il eut encore le temps de faire un enfant à Mathilde, ton assassin de mari, ma fille, notre assassin de gendre, fils de Mathilde, c’est que je savais à quoi m’en tenir sur son compte. Sans doute. Il n’avait pas le sang trop frais avec ce mélange de protestantisme et d’alcoolisme, mais si l’on se marie hors de sa famille, on tombe toujours sur des gens qui vous cachent leurs dettes, leurs méningites et leurs tares. Si tare il y a, au moins que ce soit en connaissance de cause. J’ai consenti une exception en faveur de mon autre gendre le capitaine parce qu’il était sorti dans les dix premiers de Polytechnique, dans la botte, comme on dit. Alors, entre lui avec sa botte et moi avec ma bottine à boutons, il y avait une parenté intellectuelle.

Si je vous ai révélé des secrets de famille, ce n’est point pour que vous alliez les raconter en Cour d’Assises, devant des journalistes et des cocottes, sous prétexte d’atténuer la responsabilité du criminel. Vous savez ce qu’on dit du linge sale. Ce n’est pas en l’étalant sur le prétoire que nous aurons l’oreille du tribunal. Au contraire, tirons parti du moindre cor au pied de l’assassiné, des bobos, de la constipation de sa veuve et surtout, ne l’oublions pas, de l’orphelin hydrocéphale. J’espère que Mathilde n’ira pas faire du romantisme. Je me permettrai d’ailleurs de lui faire remarquer en temps utile que si elle est la troisième et non la moins intéressée à vouloir l’acquittement, elle ne s’en trouve pas moins incapable de donner un centime pour l’avocat. Voilà déjà belle lurette qu’elle a laissé la chair de sa chair lui ôter le pain de la bouche. Mais un panier percé qui donne des leçons de pyrogravure, de piano et de diction pour ne pas mourir de faim aura beau chercher par tous les moyens à redoubler de dignité, multiplier les faux cheveux en vrais crins de cheval blanc, les jabots sur le brochet et les velours autour du cou, jouer des nocturnes noirs de dièses et bémols, lire les encyclopédistes, déclamer du Victor Hugo, susurrer du Lamartine, en un mot, se donner des airs de bas-bleu, comme si elle était à elle seule à la fois Cléopâtre, la Sainte Vierge, Jeanne d’Arc, Mme de Genlis, George Sand et Sarah Bernhardt, comment veux-tu que des parents dignes de ce nom confient leurs enfants à la mère d’un meurtrier. Toute cette mise en scène, quelle bouillie pour les chats. Sans doute, à l’extrême rigueur, pourrait-on peut-être encore excuser la folie du décor, l’amour maladif des arpèges et des balivernes en prose ou en vers. Mais comment tolérer une jobardise qui peut nous mener loin avec la vogue du roman russe. Quand je pense que Mathilde a eu des mots pour plaindre son fils, alors que le gredin est allé acheter son revolver (ce qu’il y a de mieux et de plus cher en fait de revolver) boulevard Saint-Germain, à trois pas de chez elle, sans même daigner monter lui dire bonjour, comme si, avant d’ôter la vie à l’aigrefin qui vous la rend impossible, on n’avait même pas une minute pour embrasser celle qui vous l’a donnée. En l’occurrence, ton mari me rappelle son grand-père Mucius Scevola trop heureux, pendant et après la Commune, de prononcer l’éloge de la Commune, de ridiculiser M. Thiers, ce comprimé de l’énergie et de la sagesse bourgeoises, et d’injurier le général Galliffet si brave qu’il en avait le ventre en argent. En attendant, la malheureuse Mathilde, elle peut jongler avec les utopies, manger des beignets à la fleur d’acacia et se chatouiller l’épiglotte à coups d’imparfaits du subjonctif, mieux vaudrait pour elle et pour nous qu’elle eût au moins une ombre de bon sens dans sa carcasse. Alors elle comprendrait que notre rôle, notre intérêt consistent à trouver, non des circonstances atténuantes pour l’assassin, mais les circonstances aggravantes pour l’assassiné. Chercher des excuses à ton mari, mais ce serait, en quelque sorte, donner raison aux nihilistes. Moi, je suis plus que jamais pour l’alliance de la république française et du tsar. Songe un peu aux jolis petits bénéfices que nous n’avons pas fini d’en tirer. Certes, quand le petit père Nicolas est venu rendre visite au petit père Félix Faure, j’ai commencé par avoir mal au coeur. Qu’est-ce qui se dépensait, depuis les robes de la présidente avec traîne à la "en veux-tu, en voilà" jusqu’aux feuilles de papier qu’on avait collées sur les branches des marronniers, aux Champs-élysées, pour, délicate intention, faire croire à l’impérial visiteur que sa présence ressuscitait le printemps en plein hiver. Mais je me suis vite ressaisi, me rappelant qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Alors, j’ai acheté à ta mère un kakochnick tout serti de perles fort bien imitées, ma foi, j’ai mis mon habit à queue de pie, et nous sommes allés faire des ronds de jambe et des ailes de pigeon aux bals de l’élysée. Ton beau-frère, le capitaine, s’est flanqué une telle indigestion de caviar que ta nièce en naquit neuf mois plus tard. à cause de la petite grande-duchesse, ta soeur l’a baptisée Olga. Je ne m’y suis point opposé, bien que le souvenir de Mucius Scevola n’ait cessé de m’inciter à la méfiance des prénoms exotiques. Mais la France dominait la situation d’assez haut pour qu’une vieille famille parisienne n’ait point à redouter la néfaste influence de deux petites syllabes russes. Et de fait, le charme slave, nous l’avons eu jusqu’au trognon. Voilà pourquoi, d’ailleurs, même si j’en suis réduit à mes propres moyens, j’espère bien tout de même pouvoir me payer l’oreille du tribunal. Je m’explique. Mon renom d’inventeur, vous le savez, me vaut de présider une bonne douzaine de conseils d’administration. Je me trouve y jouir d’une grande autorité car si je respecte la tradition, jamais, le cas échéant, je n’ai craint d’innover. Dame ! si je suis le fils de mes oeuvres, je le dois à mon intuition, autant qu’à la méthode. Je vous donne un exemple entre mille, mon enfant. Durant notre voyage aux Pyrénées, la Providence veut que ta mère attrape un refroidissement dans une piscine de Lourdes. Bien que la chère femme se réjouisse d’offrir ses douleurs à Dieu, à Hendaye, elle doit s’aliter. Moins pour tuer les poissons que pour tuer le temps, je m’en vais pêcher à l’embouchure de la Bidassoa. Passe un officier de marine en tenue tiré à quatre épingles, et qui me semble avoir pris un soin, je ne dis pas excessif, mais très grand de sa chaussure pour venir rêver au bord d’un fleuve frontière. Nous lions conversation. Il se présente : "Pierre Loti". Oui c’était Pierre Loti, lui-même, gloire de notre marine et de notre littérature. Et de l’Académie française s’il vous plaît. Donc, rien du genre bohème ou fumeur d’opium. Pour lui donner l’air un peu artiste, il n’y avait que son visage passé au blanc d’Espagne. Et encore, c’était peut-être une affaire de diplomatie, question de politesse, vis-à-vis de nos voisins transpyrénéens. Comme je l’ai rappelé, voici tout juste quelques minutes, j’ai bien acheté un kakochnick à ma femme, quand il a fallu, pour l’alliance franco-russe, nous mettre au diapason des boïards. Pierre Loti ne pouvait tout de même se promener avec une mantille, un grand peigne et des œillets au coin de l’oreille. Pourquoi pas alors la coiffe des Paimpolaises ! Le style breton eût mieux convenu à son physique et à son moral. En effet, soudain, il a rêvé tout haut : "Frère Yves, mon frère Yves !" Et moi qui ramène une petite dorade au regard si rond que j’en coupe la parole à Loti et lui demande pourquoi, dans la marine, on n’a pas encore songé à utiliser les yeux des poissons comme boutons de bottine. Il n’y aurait qu’à les galvaniser, et le lacet de soulier, ce dégingandé ne serait plus roi. L’académicien trouve ce projet poétique. Il approuve : "Ce serait charmant. Nos chères petits cols bleus sont si mal chaussés. Il s’agit de trouver le juste milieu entre le godillot et l’escarpin" Je fais pince-sans-rire et assure mon glorieux interlocuteur que, si je veux le bien-être des matelots, jamais je n’ai songé pour leurs orteils à ces délices de Capoue qui finissent toujours par tourner en délices de Kaput. L’entretien se poursuit à la bonne franquette. Il me promet de circonvenir les amiraux, le ministre. Au Creusot, tout se sait. Il suffit que je rencontre les Schneiders chez des amis communs pour qu’ils se mettent à me faire mille grâces, mille risettes. Ils sont aux petits soins et poussent la délicatesse jusqu’à m’offrir une paire de bottines à boutons en acier trempé, juste ce qu’il fallait pour rajeunir la garniture de cheminée dans le salon de l’inventeur que je suis et remplacer les candélabres un peu désuets sans tomber dans les aberrations munichoises. Chez d’autres, sans doute, ces amours de chaussures aux tiges creuses eussent servi de vases, mais à la maison, l’utile passe avant l’agréable. Aussi sont-elles devenues des lampes électriques. Elles méritaient mieux que des abat-jour d’un modèle courant. Alors nous les avons couronnées d’un dôme de dentelles de la vraie maligne, que ta mère, mon enfant, sut passer à la douane belge, dans son corset, sans sourciller, au retour de notre voyage de noces. Voilà qui forme un ensemble des plus harmonieux avec notre Minerve, elle-même d’une telle majesté dans son péplum d’airain que, parmi tous les personnages divins ou semi-divins de la mythologie païenne, elle paraît la seule à mériter encore d’être vénérée, sculptée, fignolée, après vingt siècles de christianisme. Quelle maîtresse femme ! Et taillée, et découplée. Une vraie fille de Jupiter. Donc pétrie à la fois de race et de noblesse, de force et d’intelligence. Et, par-dessus le marché, la simplicité d’une vraie grande dame. Malgré son port de reine, la gaillarde n’a rien d’une poseuse, nous n’avons guère à craindre qu’elle se laisse tourner la tête par la finesse de ses ciselures. Elle est le contraire d’une girouette. À Vénus de changer d’idées plus souvent que de chemises et de batifoler comme une gourgandine entre zéphyrs et aquilons. Notre Minerve, elle, se rit des vents. Qu’ils la bousculent, qu’ils la chatouillent, elle les méprise trop catégoriquement pour s’envoler en leur compagnie. Si une âme humaine habitait ce splendide corps de bronze, je suis sûr et certain que ce serait une âme soeur de la mienne. Ainsi se féliciterait-elle non moins que moi de nos aimables munitionnaires. Et elle aurait raison, car grâce à leur présent le fait d’aller pieds nus perd ce qu’il avait d’un peu choquant de la part d’une déesse par ailleurs casquée, bottée. D’ores et déjà, elle semble n’avoir quitté ses souliers que dans une très louable intention d’économie. Elle a voulu, dirait-on, leur épargner la fatigue, l’usure d’une ascension. La sagesse n’était-elle pas son domaine ? Et c’est pourquoi, chouette sur l’épaule, lance au poing, elle trône au sommet d’un socle vraiment olympien d’où elle domine notre salon, dans toute sa gloire d’omnipotente pour tenir à bout de bras, en guise de bouclier, un cadran qui signifie aux mortels la fuite des heures. Quant à moi, il est vrai, même sans la présence de cette allégorique amie, il n’est pas une minute où je puisse oublier que les jours se suivent et ne se ressemblent pas. L’histoire ancienne est toujours d’actualité. La roche tarpéienne demeure à deux pas du Capitole. Alors j’ai pris mes précautions en conséquence. Ma roche tarpéienne de gendre ne m’a pas encore culbuté du Capitole. Comme pour me consoler, le lendemain de son malheureux geste, un joli petit papillon de ruban rouge vint se poser à ma boutonnière. Je ne me lasserai jamais de le dire et de le redire. Je suis de la famille des Minerve, moi. Les honneurs, les bons dîners ne m’ont pas plus troublé la cervelle que l’estomac. D’ailleurs, le zénith ne saurait éblouir, aveugler un réaliste digne de ce nom. Il fut un temps où le beurre venait de lui-même se mettre dans mes épinards. Je me gardais bien d’oublier que le type remplace le beurre. À d’autres de se reposer sur de trop frais lauriers. J’ai toujours tenu à mon coffre-fort le même langage que Napoléon à ses soldats : "Je suis content de vous mais vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste encore à faire." Avez-vous le pied à l’étrier, profitez-en. Et que ça galope. êtes-vous, par exemple, persona grata auprès des magnats de l’industrie lourde ? Vous devrez ipso facto en imposer aux grosses légumes de la finance. Ce fut ma tactique. La haute finance va donc nous ramener à nos moutons, c’est-à-dire à nos Russes dont les steppes m’ont toujours paru assez herbues et les personnes assez barbues, velues et chevelues pour que nous, les amateurs d’ordre et de petits profits, nous leur rendions service à les tondre un tantinet. L’emprunt de 1906 fut une excellente occasion de rafraîchir la tignasse au moujik. Après un lustre, rien que d’y penser, je me sens devenir poète. C’est qu’il valait toute une basse-cour de poules aux oeufs d’or, à lui tout seul, l’ours septentrional. Il avait les poils en platine. Quelle toison ! Inutile de faire l’argonaute et le zigomar pour la conquérir. Nous en avons ramassé, nous en avons amassé de riches mèches, de somptueux copeaux, de fiers lingots, sans même prendre la peine de remuer dans un fauteuil, dans les fauteuils des conseils d’administration. Ah, mes amis ! Quel rêve. Quelle rigolade. À s’en lécher les babines. Le petit père Nicolas avait eu besoin de deux milliards. Un consortium international de banquiers accepta de lui envoyer la somme. Quoiqu’il n’attache pas ses chiens avec les saucisses, le bourgeois français n’ignore pas qu’on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Alors parce que les cosaques sont les cosaques, notre traditionnel bas de laine y a mis du sien. Nos établissements de crédit ont dû fournir un appoint rien moins que négligeable. Mention particulière doit être faite de la Banque de Paris et des Pays-Bas qui s’est distinguée entre toutes. Bref, tout alla sur des roulettes, sans une ombre au tableau. Bref, la réussite apparut telle que le frère de ta belle-mère, Léon, le numismate, en devint fou. Pensez donc, il n’y avait pas de revers à la médaille. On a dû l’enfermer, l’interdire et, soit dit entre parenthèses, voici le quatrième intéressé à l’acquittement qui ne pourra donner un sou. Nous serions dans de beaux draps, nous et tous les propriétaires, si, grâce à l’emprunt russe, d’une pierre nous n’avions fait deux coups. Mais, primo, nous nous sommes sauvés nous-mêmes en sauvant le tsarisme de la banqueroute. Messieurs les révolutionnaires n’avaient plus que l’embarras du choix entre l’échafaud, la forteresse Pierre et Paul, la Sibérie ou l’exil. Nous l’avons échappé belle, car même des milliers et des milliers de verstes de steppes nous auraient mal protégés de leur victoire et c’en eût été fait de la religion, de la famille et du capital. Secundo, si le tsar nous doit une fière chandelle, nous ne l’en avons pas moins eu jusqu’au trognon. Les banques ont eu l’intelligence de ne verser que 80 % dont le petit père et son gouvernement se sont engagés à rembourser le total et à payer les intérêts. Après ce hors-d’oeuvre russe, d’autres pays nous ont offert des plats de résistance. On avait recours à nous. Parfait. Mais donnant, donnant. Nous n’avons pas perdu notre temps, lorsque nous avons aidé l’Argentine, la Chine, le Mexique, le Chili, l’Uruguay, la Turquie, l’Espagne, la Hollande, le Danemark, la Norvège et encore, et surtout les pays balkaniques. Ces chers Balkans, dire qu’il y a des gribouilles pour oser les traiter de bouteille à l’encre. Mais c’est un vrai fromage, un bijou de camembert, bien fait, si bien fait qu’il ne demande qu’à marcher tout seul. Et ça marche, ça court. Au trot, au galop. Les jambes à son cou, la Serbie rend d’une main à nos marchands de canon ce que nos financiers lui ont mis dans l’autre. Et allez-y. Passez vos commandes. Nous servirons chaud. Ces trois dernières années, Belgrade nous a payé une petite facture de 45 millions de francs. Du matériel de guerre acheté sans marchander. Vive la loi de l’offre et de la demande. Tant et tant nos offres et nos mitrailleuses. C’est à prendre ou à laisser. Mais si vous laissez on vous coupera les vivres. Le paysan du Danube a besoin de picaillons. Il file doux. Aurait-il des velléités de faire le faraud, il serait vite remis à sa place. Il faut savoir tenir ses distances, mon enfant. Le jour où l’un de ces métèques vint me demander ta main, je l’ai renvoyé dans ses Carpathes, à quatre pattes, par un simple petit "Nous voulons bien exporter nos capitaux mais nous gardons nos enfants". Je te jure qu’il l’a senti passer. Pour s’excuser, comme il n’avait pu trouver un seul mot, il m’envoya le lendemain deux cents cigares dans un coffret de style gothique ; une fois de plus, j’avais tiré mon épingle du jeu. Et le jeu en vaut la chandelle. Grâce à des petites ristournes, joliment rissolées, dorées sur tranche, même réduit à mes propres, à mes seuls moyens, je puis espérer avoir l’oreille du tribunal. Combien d’autres, à ma place, ne seraient point parvenus à éviter la honte d’un grand bagnard ou guillotiné. L’imbécile, le misérable, quand je pense que je l’avais casé au Crédit Lyonnais. Il était dans le coeur de la tradition française. Il n’avait qu’à y demeurer, bien sagement, et l’avenir était à lui. Il prétendait qu’on voulait le réduire à l’état de bureaucrate, l’impatient, alors que, sans même s’en apercevoir, il allait devenir l’un des puissants de ce monde, car le Crédit Lyonnais spécialisé depuis 1840 dans les emprunts d’état fait la pluie et le beau temps en Russie. Mais quoi ! mener le tsar par le bout du nez, le tenir par la barbichette ne suffisait point au petit-fils de Mucius Scevola, le songe-creux, au fils de Mathilde la chimérique et du parpaillot rouquin, qui ne voyait que d’un oeil, au neveu de Léon le numismate en folie. On rêvait de grande vie, on me traitait de fesse-mathieu dans son for intérieur. On se croyait plus fort et plus fin que la Banque de Paris et des Pays-Bas. On voulait être un Crédit Lyonnais à soi tout seul. Pauvre blanc-bec, ton mari, ma fille, comme tout mégalomane du boursicotage, ne pouvait que tomber, la tête la première, en plein dans les mines de gruyère. Un juif l’avait reniflé, pisté pour lui manger tout son saint-frusquin, y compris ta dot et les quatre sous de sa vieille mère. Mais ce juif, à son tour, sa voracité devait le perdre. Les revolvers ne sont pas faits pour les chiens. Voilà ce qu’il avait bel et bien oublié, voilà ce qu’il n’eut pas même le temps de se rappeler que, déjà, il se trouvait expédié ad patres. Justice était faite, justice maladroite, trop prompte. Il aurait fallu le blesser mortellement. Ce n’eût plus été homicide mais coups et blessures. Et ainsi, comme un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, nous aurions eu la satisfaction de voir le requin se tordre sur son lit d’hôpital, de l’entendre hurler de douleur avant de restituer l’escroquerie qui lui sert d’âme au dieu des circoncis. Quoi qu’il en soit, ces Messieurs de la Cour d’Assises devront le constater, nous étions en état de légitime défense. Qu’on nous rende notre argent, et nous rendrons la vie au juif. Comme il a mangé la grenouille sans en laisser le plus petit os, nous jouons sur le velours. Moi le beau-père de l’assassin, je me sens tout particulièrement désigné pour réclamer à la veuve de l’assassiné le bien de mon enfant. Et d’autant plus et d’autant mieux qu’elle se trouve dans une situation intéressante. Pauvre petite. Il va falloir tendre ton ventre de toutes tes forces, paraître enceinte jusqu’à la garde, à en éclater. La veuve n’aura pas l’impudeur d’amener son monstre de rejeton, car un hydrocéphale dans un prétoire, c’est une arme à deux tranchants. La créature assez présomptueuse pour oser nous en menacer risque de se mettre elle-même hors de combat. Que dame Thémis consacre l’un des plateaux de sa balance à la piètre progéniture de la partie civile, et qu’elle réserve l’autre à nos splendides espérances et l’on verra en faveur de qui l’équilibre se trouvera rompu. L’on n’aura fait qu’ajouter une nouvelle chance à toutes celles que, déjà, nous avons de triompher. Aux yeux de tous, magistrats et jurés, mon assassin de gendre n’en jouera que mieux son rôle d’exception qui confirme la règle. Je le dis et le répète : à moins d’avoir été recruté parmi des anarchistes et des fous, le jury comprendra comme un seul homme que notre famille incarne la vertu et l’intelligence d’une bourgeoisie destinée à gouverner la France, donc le monde. Aujourd’hui, plus que jamais, Minerve me semble à sa place sur la cheminée de notre salon. Nous ne sommes ni des prestidigitateurs, ni des saltimbanques. Regardez, scrutez notre charmant petit intérieur, et vous constaterez que la sagesse et la justice y vont de pair, la main dans la main. Alors, nous n’allons point nous opposer à ce que cette dernière suive son cours. Bien au contraire. Nos fauteuils en Aubusson valent les chênes du bois de Vincennes et les colonnes du temple de Jérusalem. Nous sommes les héritiers de Saint Louis et de Salomon. Salomon surtout me plaît. Je sais, je sais, il y a la reine de Saba. Mais nous sommes originaires de Normandie, donc prêts à couper la poire en deux quand notre intérêt l’exige ; alors celui qui a eu l’idée de couper entre les mères ennemies le bébé litigieux, celui-là ne mérite-t-il pas d’être vénéré jusqu’à la consommation des siècles, comme l’équité divine faite homme. Nous n’allons certes pas demander à la veuve de nous donner une tranche du melon d’eau qui tient lieu de tête à son petit monstre, n’empêche que je prendrai le ton biblique. La main de fer dans le gant de velours. Je vais laisser allonger ma barbe. Je la poudrerai d’amidon au besoin et je mettrai des talonnettes dans mes bottines, pour avoir encore plus belle prestance. Il y aura, il faut qu’il y ait duel à coups de marmots. J’en serai l’arbitre. La capitale du juste milieu n’a rien à voir avec ce désert d’Arabie à l’orée duquel ton beau-frère le capitaine m’a raconté que, sous un soleil à chauffer un bain de pieds en trois secondes, il vit deux femmes indigènes lasses de se mordre, se griffer, se frapper, soudain, empoigner leurs nouveau-nés et s’en servir comme massues. Les crânes des chérubins s’entrecognaient avec une telle violence que bientôt leur cervelle ne fut plus qu’une infâme bouillie d’ailleurs vite bue par un sable trop altéré pour faire le dégoûté. Puis ce fut le tour aux corps démantibulés. Alors les sauvagesses se réconcilièrent et avec ce qui restait des fruits de leurs entrailles respectives se mirent à jouer aux osselets. Nous qui ne sommes pas des Bédouins, nous ferons les choses plus proprement. Mais que la veuve ne compte point sur un replâtrage entre elle et nous. Le duel sera moral. Moral et inexorable. Et c’est pourquoi nous devons dès maintenant redoubler de vigilance. Je cours chez l’avocat. Tu m’accompagnes, mon enfant. Le cher maître à dû voir ces messieurs du tribunal, donc, il connaît la marche des débats. Alors nous allons répéter ton évanouissement. Il faut qu’il soit à point. Toi, ma femme, tu nous attends ici. Tiens, voilà le journal. Je n’ai pas encore eu le temps de le lire avec toutes ces histoires. Tu me diras ce qu’il raconte à déjeuner."

https://blogs.mediapart.fr/edition/les-mains-dans-les-poches/article/290510/elle-ne-suffit-pas-leloquence-rene-crevel

 http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Ren%C3%A9_CREVEL-554-1-1-0-1.html

https://www.erudit.org/culture/qf1076656/qf1195159/55971ac.pdf
 Le surréaliste oublié

http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20131126.OBS6956/si-je-ne-reussis-rien-je-me-tuerai-rene-crevel-inedit.html

http://www.zones-subversives.com/article-rene-crevel-dandy-revolutionnaire-84778162.html

http://republique-des-lettres.com/crevel-9782824901770.php
Le roman cassé

http://culture-et-debats.over-blog.com/article-28578564.html
Mon corps et moi

https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Ren%C3%A9_Crevel

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Crevel

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