Claude ESTEBAN 1935 2006



La poésie n'a pas d'autre lieu d'existence que cet Ici et Maintenant d'un peu de terre compromise, mais sous le « bleu adorable » d'un Ailleurs et d'un Toujours.
(Claude Esteban)


http://www.revue-secousse.fr/Secousse-18bis/Sks18bis-Sommaire.html
Hommage


Le jour ne revient pas, dites-vous, mais
seulement sa blessure, le sang
que laisse le soleil quand il s’effondre
au loin
tous les corps oubliés
veulent savoir si quelque chose existe
sous le sol, qui les rassemble, une parcelle
de substance ou rien
que l’ombre, immobile comme
un caillou
peut-être que l’espoir
n’est qu’une entaille dans la chair
une étincelle sans futur
dans la mémoire
ne dites pas, quand vous partez, que c’est
le jour qui meurt.
(Poème publié dans l'anthologie « Une salve d'avenir », parue chez Gallimard en Mars 2004)


Choix de textes


Ce qui parle pas,
je l’écoute.

Ce qui n’a pas lieu
je le retrouve dans
son lieu.

Ce qui tombe,
je me retiens à son assise.

Je vois vivre
tout ce qui meurt.

Je disparais
avec ce qui demeure.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard
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Armure du matin

Je ne sors plus
de moi. Je traverse

mes lèvres

sans voir que le soleil
déchire l’air
                 des murs
J’invente des couloirs
où le froid s’accumule

courbe
jusqu’à ce cri.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Lumière qui va toujours
devant, je te prendrai
par la main, ce sera soudain
plus simple, les choses
et les gens, les mots qui durcissaient
sous la langue, tout
sera transparent pour nous, lumière
qui n'as pas de lieu, voilà que tu t'arrêtes
et que mon mal
s'arrête aussi et que tu m'attends.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard
_________________________________________

Donnez-moi ce matin, ces heures
encore du petit matin
quand tout commence, donnez-moi, je vous prie,
ce mouvement léger des branches,
un souffle, rien de plus,
et que je sois comme quelqu'un
qui se réveille dans le monde et qui ne sait
ni ce qui vient ni ce qui va
mourir, donnez-moi
juste un peu de ciel, ou ce caillou.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard
_______________________________________________

Cette voix qui vient
de nulle part, comment faire, dites-moi,
pour ne pas l'entendre, toutes
les choses se sont tues,
d'abord les grandes, celles qui nous
blessaient, puis les petites,
et c'est dans le silence de la nuit
de l'âme, soudain la voix
comme un effroi puis comme une allégresse
et puis la mort, simplement.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard
________________________________________________

Une femme a souri
dans son sommeil et dehors
le premier oiseau commence à dire
que c'est l'aube et cette femme
bouge un peu, elle a des seins
qu'il faudrait caresser, je crois, pour
vivre encore, un peu
de temps encore et je suis
là, près d'elle, comme
une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard
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J'aimais la mort. Je le disais. Je l'écrivais sur chaque
feuille blanche. La mort était un mot, rien d'autre.
Un mot très pur. Je l'écrivais sans que mon corps
comprenne. Quand il a vu, il a crié. Il a chassé ce qui
n'était pas lui, les mots, les fables. Le soir venait.

On m'emportera sans me voir. On dira qu'il fait jour,
que la pluie tombe. On laissera sous la table un vieux
soulier. Qui d'autre pour se souvenir? Mon souffle ne
sera plus moi. Tout le reste appartient aux arbres.

On n'a pas eu le temps, pas
tout à fait, on
avait cru qu'une minute pouvait
suffire, une main
sur un bras, on n'a pas eu l'idée
que c'était fini
quelque part, écrit peut-être
dans un livre qu'on n'aurait jamais lu
surtout s'il parlait
d'une femme, d'un homme, d'un jardin.

Une fois, une
fois encore, je m'avance
vers la muraille, je
t'appelle, je ne sais plus
ton nom, je crie
juste un mot, celui qui vient,
soleil, et le soleil
est sans chaleur, maison,
et la maison se referme, je reviendrai,
je trouverai le mot qui t'apaise.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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XLIII
L’ombre, avec ses couloirs. Le corps, accoutumé à ses tâtonnements de bête. Où renaître sans yeux ? Tous les chemins sont morts. Reste le vent qui trace et qui traverse. D’aussi loin que je peux, je te réponds. Je monte jusqu’à toi, jour neuf, sous mes écailles

XLVII
Voici le temps des portes qui se ferment. Les mots sont à l’abri. Ils passeront l’hiver dans leurs coquilles. Ils dormiront. Au dehors le jardin peut disparaître. Ils oublieront. Ils confondront le mensonge et l’amour. Voici le temps des phrases qui durcissent.

LVI
Dans le dedans de l’été, il y a comme un noyau nocturne qui résiste. Un bloc de froid. Vous l’ignorez, vous qui passez trop vite. Vous vivez alentour. Vos yeux s’attachent aux reliefs dociles. Le soleil vous aveuglera. Il déjouera vos plans, vos promesses. Vous pourrirez comme la paille, avec vos fruits. Vous retournerez à la terre qui vous répugne. Vous serez ce morceau de gel qui dure dans un trou

Trois extraits de « Conjoncture du corps et du jardin », in Le Jour à peine écrit (1967-1992), Gallimard, 2006


LI

On m’emportera sans me voir. On dira qu’il fait jour, que la pluie tombe. On laissera sous la table un vieux soulier. Qui d’autre pour  se souvenir ? Mon souffle ne sera plus moi. Tout le reste appartient aux arbres

LIX

Je veux mourir dans tes cheveux. L’âme est trop lente ici. La chair ne connaît rien que la blessure. Tant d e nuits sans désir. Ne tarde plus. N’attends pas que ma sève se partage. Nous avions conjuré la peur. Épouse-moi. Je suis seul. Je suis nu. J’ai mangé tout le mal sur d’autres lèvres. Je veux mourir dans tes sillons.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Ce soir, même une feuille
qui bouge
fait trop de bruit.

Au premier mot
j'ai compris que je faisais fausse route
dans ma bouche

Ni l'équerre ni le compas
n'ont pu mesurer
un arbre .

N'ajoute pas de la poussière
à la poussière
laisse devant la chambre tes souliers.

peut-être qu'on respire encore
sous les racines
et que le ciel oublie

Quelqu'un crie
que tout est noir , mais c'est dans sa tête
qu'il se cogne

Dans la mémoire des autres
nos blessures
guérissent toujours

J'ai compté sept gouttes de pluie
sur un pétale
sept bonnes pensées

Je porterai
le temps sur l'épaule
pour marcher mieux

la lumière qu'on cherchait
ensemble
n'est plus jamais revenue

À moi, rien qu'à moi
je ne partage avec personne
querelle de moineaux

ce papillon je l'ai vu
dans un autre rêve
il y a mille ans

À ne désaltérer que l'absolu
l'eau
devient sèche

Il se trompe le soleil
il écrit chaque jour
de droite à gauche

Et sur le mur
cette ombre
qui n'appartient à personne

Cette rumeur, c'est peut-être
une étoile
tombée dans l'herbe

Au temps de l'encrier
même les mots
avaient une odeur violette

Avant de quitter le jardin
il embrassa
l'écorce d'un saule

____________________________________

Ce sera le soir, la même heure
du soir, les colombes
commenceront à se poser sur les branches,
quelqu'un dira, comme
l'herbe est haute, allons nous asseoir,
racontons-nous

pour passer le temps une histoire un peu folle,
celle d'un roi

qui croyait tout savoir et qui perdit
tout, quelqu'un

dira, c'en est fini des fables
tristes, oublions-les,

comme le soleil se couche lentement.
Morceaux de ciel, presque rien, éditions Gallimard

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Tout sera fini, nous regarderons
un petit arbre rose
et les pétales tomberont sur nous
doucement, il y aura
du soleil et sans doute au loin la forme
vague d'un nuage

comme pour dire que les choses
ne pèsent plus et ce sera
comme si le malheur était une histoire
vieille,

si vieille que personne ne se souvient.

Morceaux de ciel, presque rien, éditions Gallimard
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Je prendrai une
pierre.

Celle qui vient. Celle
qui pèse
dans son nom de pierre.

J'effacerai tout le dehors.

Je donnerai
mon sang à cette pierre.

Pour rien. Pour
retenir son nom. Pour apprendre
jour après jour

son corps de pierre.

Le nom et la demeure, Flammarion 1985
Blanche.

Elle divise le temps
en deux
              Sceptre et cilice.

L’écume ne meurt pas

lèvres ouvertes
aux lèvres.

Blanche

Emmurant l’oiseau.
Tranchant le nerf fragile des coquilles.

Sans que la voix
revienne.

Nue dans le sel.


••••••

Par bribes.
               Et comme le soleil
éprouve la candeur
des herbes

Nous avons habité l’aire
exacte
           les mots.

Nommé ce qui demeure et
meurt

– terrasses vers le temple.

Ô dans l’ébranlement
immense du désir

tous ces chemins lancés aux heures neuves

telle
enfance –

Poudreuse maintenant. Avec
les yeux brûlés.

L’obole froide sous la langue

Le jour à peine écrit, (1967-1992), Gallimard, 2006
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Ne garderai-je du jour que cette longue lassitude et la poussière des chemins au fond des yeux ? Je m'assiérai n'importe où, je tenterai seulement de reprendre souffle, sans hâte et comme pour mieux me souvenir. L'espoir, quand on s'arrête de marcher, devient inutile, mais le vieux désir d'être encore ne disparaît pas avec lui. Et je suis là, comme quelqu'un qui s'étonne que son corps le soutienne et le défende, ce corps meurtri, ce corps appesanti, le mien pourtant, et que je méprisais. Les grandes lois du soleil et de l'ombre nous échappent, nous mesurons l'espace aux battements d'un cœur quand il est neuf, mais que la machine au-dedans hésite ou s'emballe, les repères se dissipent et chaque pas devient une épine dans la chair. N'importe, je suis là, je regarde mes mains, je n'oublie pas qu'elles ont touché la splendeur intacte du monde et qu'il y eut des moments d'allégresse à sentir la sève trembler sous les doigts. Non, la mémoire ne se résume nullement à la somme des choses mortes entassées dans la tête. Elle est tapie au creux d'une odeur, d'une feuille froissée par la pluie, d'un murmure. Et que l'on fasse taire en soi le bruissement de la pensée, qu'on s'arrache à ce théâtre de mauvais rêves, le paysage se recompose, les formes s'animent, les couleurs recommencent à vibrer. Rien ne bouge pour celui qui se détourne, tout s'éveille au-devant de celui qui reste à l'écoute et il ne craint plus. On cherche à l'endroit d'une ancienne blessure, et c'est à peine si la peau tressaille. Et c'est à présent l'immobile qui devient une fiction, et cette lassitude d'avoir tant vécu comme une invitation à poursuivre encore.

La mort à distance, Gallimard, 2007

Puis ce sera
demain, quelqu'un affirmera
que ce n'était qu'un peu de bruit
parmi les choses de la chambre, un souffle
et que le temps
réclame un autre souffle maintenant et ce sera
comme si tant de peine
dans un cour
n'avait plus sa place et d'autres
qui ne savaient rien de tout cela mourront aussi.

Le jour à peine écrit, (1967-1992), Gallimard, 2006

http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/esteban/estebanclaude.html

Récit
Voilà que je reprends tout
par le début comme
s'il me fallait une fois de plus
traverser le silence
et c'est d'abord beaucoup
de bruit dans la tête
sans doute les restes d'un vieux rêve
que je ne parviens pas
à séparer de moi et c'est encore
la menace d'un cri toujours
plus loin sur la route et les pierres
(...)
in La mort à distance © Gallimard 2007, p.9
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/04/claude-esteban-sur-la-trace-des-mots-perdus.html

http://www.wikipoemes.com/poemes/claude-esteban/
Quelqu'un commence à parler dans une chambre

http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2010/03/claude-estebanles-ronces-mont-d%C3%A9chir%C3%A9.html
Les ronces m'ont déchiré

https://www.maulpoix.net/esteban.html


http://bulletinhispanique.revues.org/1177

http://www.canalacademie.com/ida5756-Florence-Delay-rend-hommage-au-poete-Claude-Esteban.html

http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/04/13/claude-esteban-poete_761412_3382.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Esteban

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